30/06/10

Pharmacies et liberté d’établissement

Les limites démographiques et géographiques à la création de nouvelles pharmacies constituent une restriction à la liberté d’établissement. La Cour de justice a estimé qu’elles sont néanmoins compatibles avec le droit de l’Union européenne dans certaines conditions.

La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) était saisie de deux questions préjudicielles relatives à l’interprétation de l’article 49 du traité, qui prévoit le principe de liberté d’établissement. Les juridictions espagnoles s’interrogent sur la question de savoir si la réglementation espagnole relative à l’implantation des officines pharmaceutiques est compatible avec ce principe.

La législation espagnole, à l’instar des législations nationales de nombreux États membres, subordonne la création d’une nouvelle pharmacie à la délivrance d’une autorisation administrative préalable. Cette autorisation ne peut être obtenue qu’après un examen de la situation démographique de la zone d’une part et géographique, d’autre part. Une seule pharmacie ne peut ainsi être créée, en principe, par tranche de 2 800 habitants (une pharmacie supplémentaire ne peut être créée que lorsque ce seuil est dépassé, cette pharmacie étant créée pour la fraction supérieure à 2 000 habitants). De plus, le système interdit l'ouverture d'une pharmacie à moins de 250 mètres d'une autre pharmacie.

La CJUE a estimé que les conditions liées à la densité démographique et à la distance minimale entre les pharmacies fixées par la réglementation en cause constituent une restriction à la liberté d’établissement. Elle rappelle que de telles mesures peuvent être justifiées, sous réserve de satisfaire quatre conditions : elles doivent s'appliquer de manière non discriminatoire, elles doivent être justifiées par des raisons impérieuses d'intérêt général, elles doivent être propres à garantir la réalisation de l'objectif qu'elles poursuivent et elles ne doivent pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour l'atteindre.

Dans un premier temps, la Cour constate que les conditions liées à la densité démographique et à la distance minimale entre les pharmacies dans la région s’appliquent sans discrimination tenant à la nationalité.

Ensuite, la Cour estime que l’objectif des restrictions démographiques et géographiques fixées par la législation espagnole vise à assurer un approvisionnement en médicaments de la population sûr et de qualité. Dès lors, cet objectif constitue une raison impérieuse d'intérêt général, susceptible de justifier une réglementation telle que celle en cause au principal.

L’examen de la Cour sur la proportionnalité de la réglementation par rapport à l’objectif poursuivi est le point central de l’arrêt. La Cour rappelle la marge d’appréciation dont jouissent les Etats membre en la matière en l’absence de réglementation européenne spécifique sur l’implantation des officines pharmaceutiques. Cette marge d’appréciation implique que le fait qu’un État membre impose des règles plus strictes en matière de protection de la santé publique que celles établies par un autre État membre ne saurait rendre ces règles incompatibles avec les dispositions du traité relatives aux libertés fondamentales.

La Cour rappelle ensuite sa jurisprudence bien établie en vertu de laquelle des établissements et infrastructures sanitaires peuvent faire l’objet d’une planification.

Elle constate par ailleurs qu’il ne saurait être exclu que, en l’absence de toute régulation, les pharmaciens se concentrent dans les localités jugées attractives, de sorte que certaines autres localités moins attractives souffriraient d’un nombre insuffisant de pharmaciens susceptibles d’assurer un service pharmaceutique sûr et de qualité.

La Cour fait également application, sans le citer nommément, du principe de précaution, déjà régulièrement appliqué en droit de l’environnement, et constate que des incertitudes subsistent quant à l’existence ou à l’importance de risques pour la santé publique, et que donc un État membre peut prendre des mesures de protection sans avoir à attendre que la réalité de ces risques soit pleinement démontrée.

La Cour en conclut que la condition démographique est susceptible de répartir les pharmacies d’une manière équilibrée sur le territoire national, d’assurer ainsi à l’ensemble de la population un accès approprié au service pharmaceutique, et, par conséquent, d’augmenter la sûreté et la qualité de l’approvisionnement de la population en médicaments.

La condition liée à la distance minimale s’avère, selon la Cour, complémentaire à celle liée aux tranches de population. Elle contribue à la réalisation de l’objectif visant à répartir les pharmacies d’une manière équilibrée sur le territoire et accroît la certitude des patients qu’ils disposeront d’une pharmacie à proximité, et, par conséquent, qu’ils disposeront d’un accès facile et rapide au service pharmaceutique approprié.

La Cour s’est montrée sensible au fait que la réglementation espagnole contient certaines mesures d’ajustement, qui permettent d’atténuer les conséquences de l’application de la règle de base de 2 800 habitants : les communauté autonomes peuvent fixer des tranches de population plus faibles que 2 800 habitants par pharmacie pour les zones rurales, touristiques, de montagne ou pour les zones où, en raison de leurs caractéristiques géographiques, démographiques ou sanitaires, l’application des critères généraux ne permet pas d’assurer un service pharmaceutique accessible à la population. De même, elle a accueilli favorablement la mesure d’assouplissement prévue, en vertu de laquelle les communautés autonomes peuvent autoriser, en fonction de la concentration de la population, une distance inférieure à 250 m entre les pharmacies et augmenter de cette manière le nombre de pharmacies disponibles dans les zones à très forte concentration de population.

Elle en conclut que la réglementation en cause s’avère propre à atteindre le but poursuivi et qu’il revient aux juridictions nationales d’examiner si les autorités compétentes font usage de ces mesures dans les zones géographiques ayant des caractéristiques démographiques particulières dans lesquelles l’application stricte des règles de base de 2 800 habitants et de 250 mètres risquerait d’empêcher la création d’un nombre suffisant de pharmacies susceptibles d’assurer un service pharmaceutique approprié.

La Cour de justice répond donc à la question préjudicielle que l’article 49 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas, en principe, à une réglementation nationale qui impose des limites à la délivrance d’autorisations d’établissement de nouvelles pharmacies. Elle tempère ensuite, considérant que l’article 49 TFUE s’oppose à une telle réglementation nationale qui ne prévoit pas de mécanisme correcteur permettant d’empêcher que l’application des règles de base de 2 800 habitants ou de 250 mètres prive des zones géographiques ayant des caractéristiques démographiques particulières d’un nombre suffisant de pharmacies.

Il est intéressant de relever que cette jurisprudence est nettement plus nuancée que l’arrêt du Conseil d’Etat du 28 octobre 2009, portant sur la même problématique. La juridiction administrative y a dit pour droit que la liberté d’implantation des officines pharmaceutiques n’est pas absolue et que les limites géographiques et démographiques ne sont pas disproportionnées.

L’intérêt de l’arrêt de la Cour de justice réside dans le fait qu’il force les pouvoirs publics à effectuer une analyse pointue, au cas par cas, de chaque nouvelle demande, en fonction de la réalité de terrain.

L’évolution de la jurisprudence belge après ce récent arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne retiendra donc assurément notre attention.

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