Pour ce nouvel entretien, Pascale De Jonckheere a accepté de se prêter au jeu de nos questions. Après avoir exercé en qualité d'avocat, elle est devenue juriste d'entreprise. Parallèlement, depuis quelques années, elle est également juge consulaire auprès du Tribunal de Commerce de Bruxelles. Riche de toutes ces expériences professionnelles, elle nous livre pour Questions pour un juriste sa vision et son approche du métier de juriste d'entreprise. Une bonne - et passionnante - lecture à tous !
Laurence Durodez (LexGo) : Qu'est-ce qui a motivé votre choix pour des études en droit et plus particulièrement pour la profession de juriste d'entreprise ?
Pascale De Jonckheere : Le droit m'intéressait parce qu'il nous concerne tous. Il intervient dans les relations familiales, sociales, politiques et économiques.
J'étais attirée tant par la profession d'avocat que par la profession de juriste d'entreprise. Je savais qu'à l'issue des études, j'aurais le choix entre plusieurs métiers.
LD : A votre avis, est-il opportun d'entreprendre une spécialisation - et si oui laquelle - pour exercer les fonctions de juriste d'entreprise ?
PDJ : Pour le jeune diplômé, une spécialisation sera certainement un atout.
Une connaissance approfondie du droit social ou du droit fiscal sera requise pour certaines fonctions. Pour d'autres fonctions, une spécialisation en propriété intellectuelle, en droit des nouvelles technologies, ou encore en droit de la concurrence sera un plus.
Après l'obtention de mon Master, je me suis spécialisée d'abord en droit comparé, ensuite en droit des sociétés, en horaires décalés et en cours du soir. La formation en droit comparé a probablement contribué à me préparer à travailler à l'international, mais je l'ai plutôt suivie par curiosité et par intérêt personnel.
J'ai aussi entamé une formation en fiscalité, mais je n'ai pas persévéré... Si on décide de se spécialiser, je pense qu'il faut se laisser guider dans son choix par les matières qu'on a vraiment envie de pratiquer plus tard.
Une spécialisation n'est certainement pas un must. Il ne faut pas sous-estimer la formation sur le terrain. A choisir je recommanderais plutôt la maîtrise (approfondie) d'une langue étrangère complémentaire.
LD : Pour continuer avec la formation, pensez-vous utile ou nécessaire de créer un master spécifique donnant d'office accès à la profession de juriste d'entreprise ?
PDJ: Je ne pense pas que cela soit nécessaire. L'Institut des Juristes d'Entreprise dispense déjà des formations qui nous visent particulièrement. Ces formations sont très bien faites, elles sont pratiques et interactives, et on peut les suivre à son rythme et selon ses centres d'intérêt.
LD : Après avoir fait des études de droit, de nombreux métiers « juridiques » s'offrent aux jeunes diplômés et le choix n'est pas toujours évident. Si vous deviez leur présenter brièvement votre métier de juriste d'entreprise, que leur diriez-vous ?
PDJ : Traditionnellement, les études juridiques préparent à une carrière d'avocat, de juriste d'entreprise, de magistrat; en outre, la formation juridique peut également créer la voie à une ambition de créer sa propre entreprise, ou de s'engager dans une carrière politique ou académique ; ce ne sont que quelques exemples...Ainsi, plusieurs voies s'offrent au jeune diplômé.
Et ce choix n'est pas nécessairement définitif ! On peut changer de voie en cours de route, même plusieurs fois, voire même combiner différents métiers...
Pour ma part je suis devenue juriste d'entreprise après une première expérience comme avocat.
Lorsque j'étais avocat, je traitais davantage de dossiers contentieux, je fréquentais les tribunaux où je pouvais plaider moi-même mes dossiers. Je rendais des avis juridiques, parfois sur des sujets relativement pointus, je prenais le temps d'étudier toutes les facettes d'un dossier en profondeur. Cependant, je n'étais pas toujours tenue informée de la suite que le client avait (éventuellement ?) réservée à l'avis que j'avais rendu. En ma qualité de conseiller externe, je conseillais une multitude de clients, ce qui me permettait de m'intéresser de près ou de loin à des sociétés très différentes.
Après avoir quitté le barreau, je suis passée en entreprise. Mon rôle de juriste d'entreprise consiste davantage à gérer le risque juridique de l'intérieur, et à contribuer au legal compliance de la société, en amont. J'ai peu de contentieux à gérer, et je le confie systématiquement à des avocats; je ne fréquente plus les tribunaux et ne maîtrise plus les finesses de la procédure judiciaire. Je me consacre exclusivement à un seul client, qui est mon employeur. Mais il se présente sous des aspects très variés, car le juridique impacte toutes les facettes de l'entreprise. Pour mener à bien ma mission, il est indispensable que je sois bien intégrée dans son organisation interne, que je m'intéresse de très près à ses produits, à son marché et à ses défis commerciaux.
Depuis environ huit ans, je suis également juge consulaire au tribunal de commerce de Bruxelles, ce qui m'a permis de découvrir encore une autre facette du droit, la justice. Je siège aux côtés d'un magistrat professionnel et d'un autre juge consulaire. J'ai également un rôle de supervision par rapport à des curateurs pour certains dossiers de faillites.
LD : Au quotidien, vous travaillez au sein d'une équipe. Quelle est votre organisation de travail ? Comment fonctionnez-vous ?
PDJ : J'encadre une équipe de dix personnes, neuf juristes et une paralegal, basées à Paris, Francfort, Bruxelles et Mumbai.
Nous avons des réunions internes mensuelles entre nous, le plus souvent par conférence téléphonique afin de limiter les déplacements. Fort heureusement nous pouvons actuellement partager nos écrans en ligne, nous disposons d'un réseau social intra-entreprise et de « chat » ou « instant messaging », ces outils sont devenus indispensables à notre bon fonctionnement.
Nous partageons nos connaissances, nos outils juridiques et tous nos dossiers en format dématérialisé sur une plateforme partagée accessible par tous. Plusieurs juristes de l'équipe gèrent une aire d'expertise juridique, ils ont pour mission de développer et de partager leurs connaissances à l'international.
LD : En cas de situation de conflit entre la position « légale » du juriste d'entreprise et le souhait décisionnel du management, comment doit ou peut réagir le juriste d'entreprise ?
PDJ : La connaissance approfondie de la société permet au juriste d'entreprise d'évaluer le risque juridique éventuel de manière optimale, de manière à permettre au management de prendre, en toute connaissance de cause, une décision éclairée.
Cependant, le juriste d'entreprise ne se limitera pas à rendre un avis purement « légal », il entrera en dialogue avec son management, toujours dans une relation de confiance, et recherchera activement des solutions alternatives qui permettent d'approcher au mieux les objectifs du management.
LD : Expliquez-nous pourquoi le « legal privilege » du juriste d'entreprise est-il fondamental dans l'exercice de ses fonctions ?
PDJ : C'est à juste titre que les avocats disposent du legal privilege depuis la nuit des temps. Imaginez un seul instant à quel point la position de l'avocat serait inconfortable, s'il savait que son avis juridique pourrait un jour être utilisée contre son client ! Comment dans ces circonstances se prononcer clairement, énoncer sans équivoque un risque juridique éventuel, présenter différentes options afin de permettre à son client de prendre en connaissance de cause une décision éclairée ? Le client ferait bien de réfléchir à deux fois avant de solliciter l'avis de l'avocat dans un dossier sensible, s'il risque que cet avis se retourne contre lui plus tard.
Le juriste d'entreprise qui émet un avis juridique à sa direction se trouve dans exactement la même situation que l'avocat. Le legal privilege est essentiel pour permettre au juriste d'entreprise de mener à bien sa mission de conseil.
LD : Si vous deviez dresser la liste des principales qualités que doivent avoir les juristes d'entreprise, quelles serait-elles ?
PDJ : Je dirais que le juriste d'entreprise doit avoir une bonne capacité d'analyse, et de synthèse, un esprit indépendant et toujours critique, une excellente faculté d'écoute et de communication. Il doit dégager une certaine ‘autorité naturelle', et inspirer la confiance, ce qui présuppose une éthique irréprochable et beaucoup de rigueur dans son travail. Il doit avoir l'ambition du travail bien fait, et la formation permanente doit être une de ses priorités. Il doit intégrer les objectifs de son entreprise, qu'il doit toujours garder à l'esprit. Enfin, il lui faut une bonne dose de pragmatisme et de bon sens, et une saine gestion de priorités.
Contact :
Pascale De Jonckheere
General Counsel Legal & Compliance
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