18/07/11

LA MONOPOLISATION DES SENS DE L’OUIE, DE L’ODORAT ET DU TOUCHER PAR LE DROIT DES MARQUES

Quel est le lien entre l'odeur de framboises pour des produits pétroliers, le cri de Tarzan pour des services multimédia et la douce texture d'un emballage d'adoucisseur ? Tous sont des signes non visibles faisant appel à nos sens susceptibles de constituer une marque et de conférer à leur titulaire un monopole d'exploitation.

L'enjeu est de taille. Dans un contexte de concurrence exacerbée et de saturation des marchés, les entreprises exploitent de nouveaux outils de marketing basés sur une approche sensorielle du consommateur. Qui n'a pas posé un acte d'achat, parfois de manière impulsive, en étant influencé par un environnement sonore stimulant, par une odeur alléchante ou par la douceur de la texture d'un emballage ? Face à ce développement, les entreprises ont cherché à protéger ces nouveaux outils de marketing sensoriel en faisant appel au droit des marques.

A. Les marques sonores

Les sons, les jingles, les phrases musicales font partie de notre quotidien et permettent d'identifier une émission de radio , un logiciel informatique ou les services d'un opérateur de téléphonie. Les marques sonores sont devenues, pour les entreprises, de véritables signatures auditives.
Les dépôts de marques sonores sont aujourd'hui admis tant au niveau de l'OBPI1 qu'au niveau de l'OHMI2 . Ces marques non conventionnelles doivent cependant respecter les conditions légales pour la protection d'une marque : le caractère distinctif3 et la représentation graphique du signe. Les marques sonores ont souvent acquis ce caractère distinctif par leur usage intensif et durable qui a permis au consommateur de les mémoriser, consciemment ou inconsciemment. Et ce n'est qu'à partir de 2003 que l'OHMI a défini la manière dont les marques sonores devaient être représentées. Dans un arrêt du 27 novembre 20034 , la CJCE a consacré la reconnaissance de la marque sonore au niveau communautaire et a précisé que « le signe pouvait être représenté au moyen d'une portée divisée en mesures et sur laquelle figurent notamment une clé, des notes de musique et des silences (...) ».

La portée musicale reste donc le meilleur moyen de représenter une marque sonore, en combinaison, le cas échéant, avec une description textuelle du son constituant la marque.
C'est la position aujourd'hui adoptée tant par l'OHMI que par l'OBPI.
Depuis 2005, l'OHMI autorise les déposants à joindre un fichier sonore aux demandes de marques sonores déposées par voie électronique5.

A ce jour, l'OHMI a accepté d'enregistrer à titre de marque communautaire plus de 120 marques sonores dont le célèbre rugissement du lion de la MGM (CTM n°005170113) ou le cri de Tarzan au profit de Edgar Rice Burroughs, Inc. (CTM n°005090055). Par contre, l'OHMI refuse toujours de reconnaitre à titre de marque sonore le bruit de moteur d'une Harley Davidson...

B. Les marques olfactives

Qu'une odeur puisse constituer une marque est aujourd'hui admis, tant au niveau de l'OBPI que de l'OHMI. Malheureusement, le problème de la représentation graphique d'une marque d'odeur reste posé. Certes, l'OHMI a accepté, en octobre 2000, de procéder à l'enregistrement d'une marque olfactive « odeur d'herbe fraîchement coupée » pour des balles de tennis (CTM n°000428870). Sa description a été jugée non équivoque et suffisamment identifiable car associée, chez chaque individu, à des souvenirs personnels bien précis.
Cette décision a été fortement critiquée en raison de sa subjectivité et de l'insécurité juridique qu'elle créait.
Une importante décision de la CJCE du 12 décembre 2002 a été rendue dans l'affaire SIECKMANN6 relative à une marque d'odeur pour laquelle le requérant avait joint à sa demande d'enregistrement :
1. La formule chimique permettant d'obtenir la fragrance ;
2. Un échantillon olfactif du signe disponible dans un laboratoire ;
3. Une description verbale de l'odeur « balsamique fruité avec une légère note de cannelle ».
Dans le cadre d'une question préjudicielle, la CJCE a confirmé qu'une marque olfactive pouvait être admise mais a estimé que les exigences de la représentation graphique n'étaient remplies par aucun des moyens soumis par le déposant.

La combinaison formule chimique+échantillon+description textuelle semble donc insuffisante pour répondre aux exigences de représentation graphique d'une marque olfactive.
Et si, à cette combinaison, on ajoutait une représentation imagée de l'odeur ? Dans une décision du TPICE7 du 27 octobre 2005, le Tribunal a estimé que la marque olfactive constituée par « l'odeur de fraises mûres » et la représentation graphique d'une fraise (CTM n°001122118) n'était pas valide.
Comment dès lors représenter une marque olfactive ? La question reste posée, d'autant qu'il existe des techniques scientifiques objectives permettant la représentation graphique d'odeurs (chromatographie, olfactométrie, « nez électronique » (e-nose)).

C. Les marques de texture ou marques tactiles

Les marques de texture sont appelées à connaître un important développement dans le domaine du packaging où, aux qualités visuelles et fonctionnelles de l'emballage, viennent s'ajouter les qualités sensorielles de celui-ci, c'est-à-dire sa capacité à stimuler l'émotion et donc l'acte d'achat par le toucher.
Sous réserve que les éléments tactiles qui composent la marque ne soient pas de simples éléments décoratifs ou ornementaux et qu'ils soient distinctifs, des marques tactiles peuvent être déposées, tant au niveau de l'OBPI qu'au niveau de l'OHMI. Cependant, la représentation graphique d'une marque de texture pose également problème. A l'heure actuelle, les Offices ont tendance à appliquer les critères SIECKMANN ou à disqualifier la marque de texture en marque figurative ou en marque tridimensionnelle, sans se prononcer sur l'aspect texturé de la marque. C'est la position adoptée par l'OHMI pour les marques en braille. Mais quelle serait la position des Offices si Coca-Cola décidait de déposer une marque de texture pour protéger les caractéristiques tactiles de sa célèbre bouteille ?

Le marketing polysensoriel - ou l'utilisation des sens de l'ouïe, de l'odorat et du toucher, à des fins commerciales - est en plein développement.
Il est aujourd'hui clairement admis qu'il est possible de déposer, tant au niveau de l'Union Européenne qu'au niveau du Benelux, des marques sonores, des marques olfactives et des marques de texture, pour autant qu'elles soient distinctives. Cependant, les contraintes juridiques sur la nécessité d'une représentation graphique de celles-ci freinent encore leur développement. Le problème a été résolu pour les marques sonores (portée musicale + fichier MP3). Pour les marques olfactives et les marques de texture, il existe aujourd'hui des moyens techniques8 qui, combinés à une description textuelle précise et éventuellement à un « disclaimer » limitant la portée de la revendication, permettent de représenter graphiquement ces marques de manière suffisamment précise, complète, intelligible, durable et objective.
Pourquoi dès lors continuer à les refuser de manière systématique ?

1Office Benelux de la Propriété Intellectuelle
2Office de l'Harmonisation dans le Marché Intérieur (Marques, dessins et Modèles)
La marque doit permettre d'identifier l'origine des produits et/ou des services d'une entreprise par rapport à ceux d'une autre entreprise.
4 Cour de Justice des Communautés Européennes (CJCE), 6ème chambre, 27 nov. 2003, Aff. C-283/01, SHIELD MARK BV - JOOST KIST/MEMEX
5 Décision n° OX 05-3 du Président de l'Office du 10 octobre 2005 concernant le dépôt électronique de marques sonores.

6CJCE, 12 décembre 2002, Aff. C-273/00 Ralf SIECKMANN - DEUTSCHE PATENT- UND MARKENAMT
7Tribunal de Première Instance des Communautés Européennes (TPICE), 27 octobre 2005, Aff. T-305-04, EDEN - OHMI

8Chromatographie ; Olfactométrie ; « e-nose »

dotted_texture