28/10/19

Peut-on filmer secrètement des travailleurs ?

Pour la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), oui, c’est possible mais pas n’importe comment, ni pour n’importe quoi.

Dans son arrêt rendu le 17 octobre 2019, la Grande Chambre de la CEDH a en effet considéré que dans le cas qui lui était soumis, la vidéosurveillance qui était opérée à l’insu des caissières d’un supermarché n’avait pas porté atteinte à leur vie privée. Il s’agit là d’un revirement de jurisprudence de la part de la Cour qui, dans ce même dossier, avait précédemment abouti à une décision inverse.

En réalité, après réexamen du dossier, la Cour a jugé que les tribunaux nationaux avaient bien cerné les différents intérêts en jeu, c’est-à-dire non seulement le respect de la vie privée des travailleurs concernés mais également les intérêts légitimes de l’employeur qui avait installé ces caméras de surveillance car il avait constaté des disparités entre les stocks du magasin et ses ventes ainsi que des pertes pendant plus de cinq mois. Les images de ces caméras cachées avaient ainsi révélé les vols de marchandises par certaines caissières, raison pour laquelle celles-ci furent licenciées (§123).

Pour aboutir à cette conclusion, la Cour a tenu compte de divers éléments, notamment le fait que la surveillance litigieuse n’avait duré que dix jours et la circonstance que les enregistrements en question n’avaient été vus que par un nombre réduit de personnes (§126).

A cet égard, on relèvera que la Cour opère une distinction entre le degré d’intimité qu’un travailleur peut attendre selon le lieu : cette attente est très élevée dans les endroits relevant de l’intimité, tels que des toilettes ou des vestiaires, où peut se justifier une interdiction totale de procéder à une vidéosurveillance. Elle reste forte dans les espaces de travail fermés, tels que les bureaux. En revanche, elle est manifestement réduite dans les endroits visibles ou accessibles aux collègues ou à un large public, à l’instar donc des caisses d’un supermarché (§125).

De même, pour la Cour, le moindre soupçon que des irrégularités aient été perpétrées par des travailleurs ne peut pas justifier la mise en place d’une vidéosurveillance secrète par l’employeur. Il faut qu’existent des soupçons raisonnables sur le fait que des irrégularités graves et d’une certaine ampleur aient été commises. Pour la Cour, cela est d’autant plus vrai dans un cas où une action concertée de plusieurs travailleurs était soupçonnée (§134).

Enfin, il n’y a pas eu non plus de violation du droit au procès équitable puisque, outre le fait que les caissières concernées n’ont pas contesté l’authenticité, ni l’exactitude de ces enregistrements, elles ont eu la possibilité de s’opposer à leur utilisation en tant que preuves. Or, selon la Cour, les juridictions nationales ont suffisamment expliqué pourquoi leurs arguments n’ont pas été accueillis (§155 et seq.).

Que retenir de cet arrêt ?

Comme d’autres arrêts précédemment rendus par la CEDH nous l’ont déjà appris, le respect de la vie privée des travailleurs reste de mise mais il n’est pas absolu. Dans certains cas, ce droit « s’efface » au profit d’intérêts légitimes supérieurs, et ce pour autant que l’atteinte à la vie privée demeure proportionnée. En tout état de cause, il est primordial de veiller, autant que possible, à une information complète et actualisée envers les travailleurs.

Rappelons d’ailleurs au passage qu’en Belgique, la vidéosurveillance au travail est réglée par la Convention Collective de Travail n° 68.

Cet arrêt « López Ribalda et autres contre l’Espagne » (requêtes n° 1874/13 et 8567/13), ainsi que l’opinion dissidente commune à certains juges, sont disponibles (FR et EN) sur: https://www.echr.coe.int

La CCT n° 68 est, quant à elle, disponible sur:

(FR) http://www.cnt-nar.be/CCT-COORD/cct-068.pdf 

(NL) http://www.cnt-nar.be/CAO-COORD/cao-068.pdf 

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