02/04/21

Breaking news : L'Etat belge responsable de la mauvaise transposition de la directive européenne 2001/23/CE

Dans son arrêt du 24 mars 2021, la Cour du travail d'Anvers, division Hasselt, a condamné l'État belge au paiement de dommages et intérêts au profit d’une travailleuse qui n'avait pas été reprise dans le cadre d'une procédure de réorganisation judiciaire par transfert sous autorité de justice. Cet arrêt s'inscrit dans le cadre de la célèbre affaire "Plessers" qui a donné lieu à une décision de la Cour de justice de l’Union européenne le 16 mai 2019 (ci-après "CJUE"). Dans cet article, nous expliquons brièvement les principes de cet arrêt et analysons son impact sur la procédure de réorganisation judiciaire sous autorité de justice.

Cadre légal

La procédure de réorganisation judiciaire par transfert sous autorité de justice confère le droit au cessionnaire de choisir de ne reprendre que certains travailleurs dans la mesure où son choix est dicté par des raisons techniques, économiques ou organisationnelles et sans différenciation interdite. L’absence de différenciation interdite est présumée établie jusqu’à preuve du contraire si la proportion, avant le transfert sous autorité de justice, entre les travailleurs occupés dans l'entreprise transférée ou la partie d'entreprise transférée et leurs représentants dans les organes de cette entreprise ou partie d'entreprise reste respectée après le transfert. Ce principe était consacré à l’article 61 de la loi sur la continuité des entreprises (« LCE ») et a également été repris dans l'article XX.86 du Code de Droit Économique (" CDE ") qui est entré en vigueur le 1er mai 2018.

Cette possibilité de "cherry picking" du personnel est depuis longtemps un sujet de discussion. À plusieurs reprises, la question a été posée de savoir si un tel mécanisme était conforme à la directive européenne 2001/23/CE.  Cette directive prévoit les dispositions suivantes :

  • Les articles 3 et 4 prévoient le principe du transfert automatique de tous les droits et obligations de tous les contrats de travail existants au moment du transfert. Le transfert d'une partie ou de la totalité d'une entreprise ne constitue pas en soi un motif de licenciement, bien que les licenciements motivés par des raisons économiques, techniques ou organisationnelles entraînant des changements dans le personnel soient toujours possibles.
  • L'article 5 prévoit que les règles énoncées aux articles 3 et 4 ne s'appliquent pas à un transfert lorsque le cédant fait l'objet d'une procédure de faillite ou d'une procédure d'insolvabilité analogue ouverte en vue de la liquidation des biens du cédant et se trouvant sous le contrôle d'une autorité publique compétente. Dans une telle procédure, le cessionnaire a la possibilité de reprendre seulement une partie des travailleurs dont les conditions de travail peuvent également être modifiées.

L'affaire Plessers

Cette discussion a donné lieu à une procédure devant le tribunal du travail d'Anvers, division Hasselt, dans laquelle une travailleuse, Madame Plessers, demandait une indemnisation à l’acquéreur d’une société dans laquelle elle était employée au motif qu'elle estimait que c’est à tort que son contrat de travail n'avait pas été transféré. La demande fut rejetée en première instance mais un recours en appel fut introduit devant la Cour du travail d'Anvers, division Hasselt.

Dans le cadre de cette procédure en appel, une question préjudicielle a été soumise à la CJUE. Le 16 mai 2019, la CJUE a jugé qu'une réorganisation judiciaire par transfert sous autorité de justice ne peut être qualifiée de procédure de faillite et ne vise pas non plus la liquidation des biens de l'entreprise mais, au contraire, a pour objectif la sauvegarde de de tout ou partie de l’entreprise et la poursuite de ses activités. Par conséquent, la CJUE a déclaré que la législation belge consacrant le choix du cessionnaire est contraire aux principes énoncés aux articles 3 à 5 de la directive européenne 2001/23/CE, car le choix du cessionnaire ne contient pas de garanties suffisantes pour protéger les travailleurs contre un licenciement injustifié. En effet, le cessionnaire n'est pas tenu de prouver que les licenciements dans le cadre du transfert sont motivés par des raisons techniques, économiques ou organisationnelles.

La procédure devant la Cour du travail d’Anvers a ensuite repris son cours. Donnant suite à l’arrêt de la CJUE, Madame Plessers a renoncé à sa demande formulée contre le cessionnaire et réclame désormais exclusivement à l'État belge le paiement de dommages et intérêts pris sur le fondement de la responsabilité extracontractuelle. Madame Plessers estime que si l’Etat belge n’avait pas violé la directive, le cessionnaire serait devenu son employeur et que le refus de ce dernier de la reprendre aurait donné lieu au paiement d'une indemnité compensatoire de préavis. Selon la thèse de Madame Plessers, il existe donc un lien de causalité entre la faute de l’Etat belge et son dommage, à savoir le montant réclamé correspondant à l’indemnité compensatoire de préavis. A titre subsidiaire, Madame Plessers formule une demande prise sur le fondement de la perte d’une chance en raison de la même faute de l’Etat belge, à savoir qu’ elle a perdu la possibilité de voir son contrat de travail résilié avec le paiement d’une indemnité compensatoire de préavis.

Dans son arrêt du 24 mars 2021, la Cour du travail a jugé que l'article 61 §4 de la LCE (devenu XX.86 du CDE) ne peut être interprété de manière conforme avec les dispositions de la directive et que l'État belge a commis une faute en ne transposant pas correctement la directive européenne 2001/23/CE dans sa législation.

La Cour du travail a toutefois nuancé que si le choix du cessionnaire n'était pas prévu par la législation belge, cela n'impliquait pas que le cessionnaire était de toute façon tenu de reprendre tous les travailleurs. En effet, tant la législation belge (notamment l'article XX.86 du CDE et l'article 12 de la CCT 102) que la directive 2001/23/CE prévoient la possibilité de ne transférer qu'une partie du personnel pour autant qu’il puisse être démontré que cette décision est justifiée par des raisons techniques, économiques ou organisationnelles qui ne sont pas intrinsèquement liées au transfert. C’est très important car cela confirme que le repreneur n’est pas obligé de reprendre tout le personnel simplement parce que cela est prévu par la législation belge.

En l'espèce, la Cour du travail a jugé que Madame Plessers n'apporte pas la moindre preuve que, si la procédure belge avait comporté des garanties suffisantes pour un examen préventif de la question de savoir si le licenciement ou le non-transfert était fondé sur des raisons techniques, économiques ou organisationnelles entraînant des changements dans le personnel et non intrinsèquement liées au transfert, elle aurait été transférée. Pour cette raison, la Cour a déclaré qu'il n'existe pas de lien de causalité entre la faute de l'État belge et le prétendu préjudice subi par Madame Plessers.

En revanche, la Cour du travail a considéré que la faute de l'État belge a entraîné la perte d’une chance d'un emploi dans le chef de la travailleuse. Toutefois, la Cour du travail estime que cette probabilité d'emploi effectif est faible, étant donné que le tribunal de l’entreprise aurait pu accepter les raisons techniques, économiques ou organisationnelles invoquées par le cessionnaire dans son choix de ne pas reprendre Madame Plessers et qu'il n'est pas non plus certain que cette dernière aurait pu continuer à travailler pour le cessionnaire jusqu'à l'âge de sa pension. Par conséquent, la Cour du travail a limité les dommages et intérêts fondés sur la perte d’une chance au montant de 1.000,00 EUR.

Et maintenant ?

A ce jour, l’article XX.86 du CDE n'a pas encore été modifié. Par conséquent, les cessionnaires ont toujours le droit de choisir le personnel qu’ils souhaitent reprendre dans le cadre d'une réorganisation judiciaire par transfert sous autorité de justice. L'article XX.86 du CDE ne peut d’ailleurs pas être interprété de manière conforme avec la directive. Cette directive n’ayant pas d’effet direct entre les particuliers, les juridictions nationales ne peuvent pas déroger à cette disposition nationale tant que celle-ci reste en vigueur. Cela a déjà été confirmé à plusieurs reprises par différents tribunaux de l’entreprise qui, après l'arrêt de la CJUE du 16 mai 2019, ont dû se prononcer sur une proposition de transfert dans laquelle seule une partie du personnel était reprise. Toutefois, par précaution, il convient d’expliquer que ce transfert partiel est justifié par des raisons techniques, économiques ou organisationnelles.

Tant que la législation belge n'est pas modifiée, l'État belge risque d’engager sa responsabilité en raison de la mauvaise transposition de la directive européenne 2001/23/CE. La question est toutefois de savoir si l'État belge court un risque réel d'être condamné à payer des dommages-intérêts importants, puisque la Cour du travail a jugé, dans son jugement du 24 mars 2021, qu'il n'existe pas de lien de causalité entre la faute et le préjudice subi par Mme Plessers étant donné qu’un transfert partiel dicté par des raisons techniques, économiques ou organisationnelles est conforme à la directive.

Entre-temps, le 21 octobre 2020, Koen Geens a déposé un projet de loi qui prévoit diverses modifications du livre XX du CDE, dont une modification de la procédure de réorganisation judiciaire par transfert sous autorité de justice. Ainsi, la « réorganisation judiciaire par transfert sous autorité de justice » serait transformée en une « réorganisation judiciaire par liquidation ordonnée de l’entreprise par transfert sous autorité judiciaire ». L’objectif de cette modification est clairement de mettre l'accent sur la portée liquidative de l'entreprise plutôt que sur la sauvegarde et la poursuite des activités, et ce, afin de bénéficier de l'exception prévue à l'article 5 de la directive européenne 2001/23/CE. Le 14 janvier 2021, le Conseil d'État a rendu son avis sur ce projet de loi, qui est actuellement examiné par la Commission parlementaire.

Virginie Frémat - Partner, Antwerp

Sophie Berg - Partner, Brussels

Pieter Dieltjens - Senior Associate, Antwerp

Maxime Ronsmans - Junior Associate, Brussels

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