31/03/23

Loi sur les marchés numériques: la Commission s'attaque aux Big Tech

Imaginez...

Votre entreprise développe et vend des jeux pour smartphone. La plupart des ventes de vos jeux se font par l'intermédiaire de deux ou trois app stores, qui vous facturent une commission. Ils le font non seulement sur les ventes d'applications elles-mêmes, mais aussi sur les achats effectués par les utilisateurs dans vos jeux.

Vous trouvez cette commission bien souvent excessive, mais aucun app store n'est disposé à la réduire. Lorsque vous décidez de donner la possibilité aux joueurs d'effectuer des achats dans vos jeux directement sur votre propre site web, l'un des app stores menace de retirer vos jeux de sa plateforme si vous ne cessez pas cette pratique. 

Vous estimez qu'il s'agit là d'intimidation pure et simple et vous consultez votre juriste d’entreprise. Elle vous répond que vous pourriez poursuivre l'app store pour abus de position dominante ou position de dépendance économique, mais que ces procédures sont loin d'être évidentes. Elle ajoute toutefois que, au cours de cette année, une législation qui pourrait vous aider entrera en vigueur…

Quelques précisions.

Le règlement relatif aux marchés contestables et équitables dans le secteur numérique, également connu sous le nom de Digital Markets Act ("DMA"), est entré en vigueur le 1er novembre 2022 et deviendra applicable le 2 mai 2023.

Le DMA vise à empêcher les pratiques déloyales des (très) grandes plateformes en ligne - appelées "contrôleurs d’accès" ou "gatekeepers". Selon la Commission européenne, ces "gatekeepers" dominent les marchés numériques de l'UE, se sont livrés à un certain nombre de pratiques déloyales à l'égard des entreprises utilisatrices qui comptent sur eux pour atteindre les utilisateurs finaux, et ont éliminé les concurrents potentiels en les rachetant systématiquement.

Les règles de concurrence traditionnelles relatives à l'abus de position dominante n'ont pas permis de remédier efficacement à cette situation. Elles entraînent de longues procédures et, en outre, ne s'appliquent que lorsque l'abus a déjà eu lieu et que le dommage a été causé. Les règles relatives au contrôle des concentrations se sont également révélées inefficaces parce qu'elles ne s'appliquent pas aux acquisitions de challengers qui ont souvent un énorme potentiel mais un faible chiffre d'affaires au moment de l’acquisition, de sorte que leur acquisition n'a pas à être notifiée et approuvée par les autorités.

Le DMA vise à changer cette situation en créant une réglementation ex ante pour les "gatekeepers".

En vertu du DMA, la Commission peut désigner une entreprise comme "gatekeeper" si trois conditions cumulatives sont remplies:

  • Elle a un impact significatif sur le marché intérieur, ce qui est présumé, par exemple, si elle a réalisé un chiffre d'affaires annuel dans l'UE de 7,5 milliards d'euros ou plus au cours des trois derniers exercices financiers. 
  • Elle constitue une passerelle importante pour atteindre les consommateurs, ce qui est présumé si l'entreprise offre un service de plateforme essentiel avec plus de 45 millions d'utilisateurs finaux actifs mensuels dans l'UE et plus de 10 000 utilisateurs professionnels actifs annuels dans l'UE au cours du dernier exercice financier.
  • L'entreprise jouit d'une position solide et durable, ce qui est présumé si les deux premiers critères ont été remplis au cours de chacun des trois derniers exercices financiers. 

Les entreprises doivent informer la Commission de manière proactive lorsqu'elles atteignent les seuils fixés. En outre, la Commission réévaluera régulièrement le statut de "gatekeeper".

La DMA contient une liste exhaustive de services de plateforme essentiels, tels que les moteurs de recherche en ligne, les services de réseaux sociaux en ligne et les app stores. Si une entreprise est désignée comme "gatekeeper", elle doit se conformer à une série d'obligations relatives aux services de plateforme essentiels énumérés dans la décision de désignation.

La liste des obligations est longue et couvre la collecte de données, l'interopérabilité et le comportement à l'égard des entreprises et des consommateurs. Par exemple, un "gatekeeper" ne peut pas classer ses propres services plus favorablement que ceux de ses concurrents et doit permettre aux entreprises d'offrir les mêmes biens ou services aux consommateurs par l'intermédiaire d'un tiers ou de leur propre canal de vente directe en ligne. Ainsi, le magasin d'applications de notre exemple, en tant que "gatekeeper", ne pourrait pas obliger les développeurs de jeux à permettre aux joueurs d'effectuer des achats uniquement par l'intermédiaire du magasin d'applications.

Les "gatekeepers" devront informer la Commission européenne de toute fusion ou acquisition les impliquant avec une entreprise qui offre également des services de plateforme essentiels. Il s'agit d'une obligation d'information, et non d'une notification assortie d'une obligation de standstill.

La Commission européenne est chargée de veiller à l'application du DMA et dispose de pouvoirs étendus à cet effet, notamment pour mener des enquêtes de marché et des inspections. La Commission peut indiquer aux "gatekeepers" les mesures qu'ils doivent prendre pour se conformer à leurs obligations et peut leur infliger de lourdes amendes s'ils ne respectent pas ces obligations. Ces amendes peuvent s'élever à 10 % du chiffre d'affaires annuel global du "gatekeeper" pour une première infraction et jusqu'à 20 % du chiffre d'affaires annuel global en cas de récidive.

Comme indiqué, le DMA entrera en vigueur le 2 mai 2023. Les premières décisions de désignation seront prises d'ici septembre 2023. Les "gatekeepers" devront se conformer aux obligations relatives aux services de plateforme essentiels dans la décision de désignation d'ici mars 2024.

Concrètement.

  • À partir de mars 2024, les grandes plateformes en ligne désignées comme "gatekeepers" devront se conformer à une série d'obligations concernant les services de plateforme essentiels qu'elles offrent.
  • Ces obligations visent à rendre les marchés numériques plus équitables et plus contestables en interdisant ex ante les pratiques déloyales de ces "gatekeepers" à l'égard des utilisateurs finaux et des utilisateurs professionnels.
  • La Commission est chargée de faire appliquer le DMA et a le pouvoir d'infliger des amendes importantes aux "gatekeepers" qui n'ont pas respecté les obligations qui leur incombent en vertu de la DMA.

Plus d’infos?

  • Vous pouvez consulter le texte intégral de la directive sur les marchés numériques ici.
  • Vous pouvez consulter la page web de la Commission européenne consacrée au DMA ici.
  • Vous pouvez consulter le projet de règlement d'application du DMA ici.


Auteur: Daniel Murray, Avocat chez CONTRAST

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