13/10/22

Quand le fisc mord la poussière à cause d’une défectuosité de la mesure générale anti-abus…

Le tribunal de première instance du Luxembourg a rendu, le 7 septembre dernier, un jugement remarquable qui met en lumière une faille (assez méconnue des praticiens) de la nouvelle mesure générale anti-abus. Celle-ci devrait être d’un grand intérêt pour les (avocats) fiscalistes et les estate planners.

Suivant une interprétation littérale de l’article 344,§1er du code des impôts sur les revenus, la mesure générale anti-abus s’applique uniquement si le contribuable, dans le chef duquel un abus fiscal peut être établi et redressé, pose lui-même un acte constitutif d’abus. En principe, pas question donc pour le fisc d’invoquer la disposition anti-abus à l’encontre de contribuables qui ne sont pas partie à l’acte juridique ou la série d’actes juridiques susceptibles d’abus. C’est précisément pour ce motif que le fisc a mordu la poussière dans la récente affaire tranchée par le tribunal de première instance du Luxembourg (division Marche en Famenne).

Revenons rapidement sur les faits de l'espèce, qui concernent un montage classique de transmission d'une entreprise familiale à la génération future. En 2016, un couple de parents avait cédé leurs actions dans la société opérationnelle familiale à la société holding constituée par leur fils, pour un prix de 2.256.800 EUR. Une partie de la créance de prix (1.350.000 EUR) avait alors été donnée par les parents à leurs trois enfants. En 2017, la filiale opérationnelle avait distribué un dividende à la société holding, afin de permettre à la holding de financer le paiement aux parents d’une partie du prix d'acquisition. Le fisc avait considéré que le montant du prix de cession qui avait été payé par la holding aux parents (888.131 EUR) devait être taxé dans leur chef comme un dividende à l'impôt des personnes physiques (au taux de 27% applicable à l’époque), sur le fondement de la mesure générale anti-abus.

Dans son jugement fort bien motivé de 18 pages, le magistrat a écarté l'application de la mesure anti-abus, après avoir constaté que les parents n'avaient pas posé eux-mêmes l'ensemble des actes juridiques composant l'opération. Ainsi, la holding n’avait pas été constituée par les parents, mais par leur fils ; par ailleurs, les parents étaient étrangers à la décision de distribution du dividende par la société opérationnelle à la holding. 

Le juge est même allé un cran plus loin, puisqu’il s’est aussi assuré que les parents n’avaient ni piloté ni téléguidé les différentes étapes du montage. Le tribunal a fait ici référence à la théorie des "actes subséquents" et des "actes liés" - développée par Mark Delanote et moi-même dans un article publié en 2017 dans la Revue Générale du Contentieux Fiscal - suivant laquelle certains actes qui n’auraient pas été posés par le contribuable lui-même pourraient néanmoins, dans certains cas bien particuliers, lui être imputés dans le cadre du redressement d’un abus fiscal. Le fait que les parents n'étaient plus aux manettes (ils n'étaient pas actionnaires de la société holding ; ils n'avaient pas influencé la décision de distribution de dividende,…) a manifestement influencé le juge.

Il est piquant de constater que cette exigence légale suivant laquelle les actes susceptibles d’abus doivent être posés par le contribuable lui-même, ne figurait pas dans l’ancienne mouture de l’article 344,§1er du CIR. Or, la nouvelle mesure anti-abus (réécrite en 2012) était pourtant censée pallier les lacunes de l’ancienne mesure et donner au fisc une arme plus efficace encore pour lutter contre l’évasion fiscale… 

Force est néanmoins de reconnaître que toutes les tentatives des avocats fiscalistes d’écarter l’application de la mesure anti-abus devant les cours et tribunaux, sur la base de cette « défectuosité » du texte légal, ne sont pas couronnées de succès. 

Certaines juridictions n’hésitent en effet pas à interpréter la notion « contribuable » de l’article 344 CIR de manière (très) large. C’est ainsi que la Cour d’appel de Gand a validé, par un arrêt du 1er décembre 2020, l’application de la mesure anti-abus à l’encontre d’un manager belge d’un groupe de sociétés international, quand bien même celui-ci n’était pas formellement partie à l’ensemble des actes constitutifs d’abus. La Cour s’est ainsi satisfaite du fait fait qu’il était étroitement impliqué, en tant que CFO, par les restructurations qui avaient été décidées et mises en place, et qu’il avait pu en profiter ultimement.

Par ailleurs, la mesure générale anti-abus de la Directive ATAD ne requiert nullement que le contribuable qui revendique un avantage fiscal, soit partie à toutes les étapes du
 dispositif. L'interprétation large de la notion de contribuable devrait ainsi être retenue pour les actes posés après le 1er janvier 2019 en matière d'impôt des sociétés (principe d'interprétation conforme de l'article 344 du CIR avec la mesure anti-abus ATAD). 

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