11/12/25

Taxation minimale des multinationales (Pilier 2) : serons-nous les seuls à jouer le jeu ?

Pilier 2 : pour rappel, c’est ainsi que l’on désigne le volet d’un accord international qui avait été noué en 2021 dans le cadre de l’OCDE, réunissant alors 136 pays, visant à instaurer une taxation minimale mondiale de 15% sur les bénéfices des groupes multinationaux atteignant un seuil de chiffre d’affaires annuel consolidé de 750 millions €. Un an plus tard, en 2022, une directive homonyme de l’UE avait contraint les Etats membres à transposer de façon uniforme dans leur droit interne les règles « GloBE » (Global anti-Base Erosion) de ce Pilier. Ces règles, d’une complexité byzantine, peuvent être résumées comme suit, à partir de leurs dénominations respectives (traduites de l’anglais et donnant lieu à de nouveaux acronymes barbares dans le paysage du droit fiscal international) :

  • la règle de l’inclusion du revenu – RIR (ou Income Inclusion Rule – IIR), pour le prélèvement, par l’Etat de résidence de la mère d’un groupe visé, de l’impôt complémentaire sur les bénéfices d’une filiale étrangère dont le taux d’imposition effectif (Effective Tax Rate - ETR) dans son Etat de résidence n’atteindrait pas les 15% ;
  • la règle de l’impôt national complémentaire qualifié (ou Qualified Domestic Minimum Top-Up Tax - QDMTT), pour le prélèvement, par l’Etat de la filiale dont les bénéfices seraient insuffisamment imposés (par lui), d’un impôt complémentaire sur les bénéfices de cette filiale résidente ;
  • la règle relative aux bénéfices insuffisamment imposés - RBII (ou Undertaxed Profits Rule - UTPR), sorte de filet de sécurité permettant de prélever un impôt complémentaire dans l’Etat d’une autre entité du groupe qui ne serait ni l’Etat de la filiale insuffisamment imposée ni l’Etat de la société mère…

La Belgique, bon élève, a très fidèlement transposé ces 3 règles, même celle du QDMTT pourtant facultative. Il s’agissait de ne pas laisser un autre Etat ponctionner un impôt complémentaire sur les bénéfices de filiales belges..., l’idée étant aussi de ramener quelques recettes fiscales bienvenues, estimées à 780 millions € en 2024 ! Un service entièrement dédié à l’application du Pilier 2 a ainsi été créé au sein du SPF Finances, et s’apprête à recevoir et contrôler les 1ères déclarations en la matière. Celles-ci étaient attendues pour ce 30 novembre 2025 en matière de QMTT, mais le SPF Finances, magnanime, vient d’annoncer un report au 30 juin 2026, ce qui permet finalement d’aligner la Belgique sur les délais annoncés dans la plupart des autres pays de l’UE (tandis que le formulaire définitif pour cette déclaration QDMTT n’est toujours pas disponible sur le site du SPF Finances…).

Mais cette ambition du Pilier 2 de l’OCDE, traduite dans cette belle mécanique juridique européenne puis nationale, se heurte aujourd’hui à quelques obstacles dans la réalité géopolitique :

  • Hors UE, plusieurs grands Etats ont annoncé depuis des mois qu’ils ne joueraient pas le jeu des règles du Pilier 2, notamment la Chine, l’Inde et les USA. Pour les USA, à la suite d’un débat houleux avec les pays européens, le G7 a publié le 28 juin dernier une position générale indiquant que les entreprises multinationales dont la société mère est américaine seraient exemptées des règles RIR et RBII compte tenu des règles fiscales minimales américaines existantes auxquelles elles sont soumises, ce qui devrait amener une modification de la directive européenne Pilier 2. 
  • Dans l’UE, plusieurs Etats ont pu choisir de ne pas appliquer les règles RIR et RBII pour 6 années (jusqu’en 2030) en raison du fait qu’il n’y aurait pas plus de 12 ‘entités mères ultimes’ sur leur territoire (Slovaquie, Malte, pays baltes). Et dans les pays censés appliquer le Pilier 2, des voix s’élèvent pour dénoncer le fait que tout le monde ne jouerait pas le jeu. En Allemagne, le chancelier Metz a cet été appelé (avant de se raviser) à la suspension de la directive, car elle ne serait « pas viable » sans le soutien des USA et nuirait alors à l'économie européenne. Un groupe de réflexion du Parlement européen a quant à lui émis en septembre la crainte que le Pilier 2 soit vidé de sa substance par de telles exceptions et une mise en œuvre fragmentée.

En Belgique, on pourrait critiquer une ‘discrimination à rebours’, comme cela a été pointé dans une question parlementaire au Luxembourg, liée au fait qu’une filiale belge d’une mère UE subirait l’application de la règle QDMTT, alors que tel ne serait pas le cas d’une filiale belge avec la même activité mais une mère aux USA… La Cour constitutionnelle belge a aussi posé une question préjudicielle à la CJUE pour savoir si les règles de la directive en matière de RBII ne violeraient pas des principes fondamentaux du droit primaire de l’UE (propriété, liberté d’entreprendre, égalité…).

Pour les sociétés concernées en Belgique, outre le surcoût fiscal, la surcharge administrative en termes de coûts de compliance (obligations déclaratives, versements anticipés…), avec du personnel entièrement dédié à cela, pourrait nuire à leur compétitivité. A la clé, il y a un risque sérieux de délocalisation de filiales belges de groupes multinationaux vers d’autres cieux (ne jouant pas le même jeu…), que le gouvernement ne semble pas voir, bien trop aveuglé par les recettes espérées (dont l’ampleur reste plus que douteuse) de l’application du Pilier 2 dans un contexte où il demande à chacun une contribution à l’effort d’assainissement budgétaire.

D’où la question qui se pose en ces temps où le Pilier 2 se fissure de toutes parts: les pays de l’UE, ou plutôt certains d’entre eux, comme la Belgique, seront-ils les seuls à jouer le jeu ? Au détriment de leur attractivité et de l’équité du système voulu en 2021, vont-ils vraiment se tirer cette balle dans le pied… ?

Denis-Emmanuel Philippe, Avocat-associé au barreau de Bruxelles (Bloom Law), Maître de conférences à l’ULiège 

Aymeric Nollet, Avocat au barreau de Bruxelles (Bloom Law), Professeur à l’ULiège

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