06/04/11

Assurances de personnes - Discrimination hommes/femmes La CJUE rend un arrêt « historique »

L’arrêt du 1er mars 2011 de la Cour de Justice de l’U-nion européenne (ci-après « CJUE ») était pour le moins attendu, voire redouté par le secteur de l’assu-rance, a fortiori depuis les conclusions déposées par l’avocat général Kokott le 30 septembre 2010. Nous n’entrerons pas ici dans le détail de l’analyse de l’ar-rêt du 1er mars 2011 de la Cour de justice de l’Union Européenne, mais en tracerons les contours. Nous y consacrons un article plus approfondi dans une pro-chaine livraison de la Revue Générale des Assurances et des Responsabilités (RGAR).

Contexte de l’arrêt du 1er mars 2011

En date du 13 décembre 2004, le Conseil de l’Union européenne arrêtait la directive 2004/113/CE met-tant en oeuvre le principe de l’égalité de traitement entre les femmes et les hommes dans l’accès à des biens et services et la fourniture de biens et services (J.O., L 373 du 21.12.2004, p. 37).

Comme son intitulé l’indique, la directive pose en principe le respect de l’égalité entre hommes et fem-mes, ce qui signifie qu’il ne peut y avoir ni discrimination directe, y compris un traite-ment moins favorable de la femme en raison de la grossesse et de la maternité, ni discrimi-nation indirecte fon-dées sur le sexe (art. 4 de la directive).

À l’attention spécifique du secteur des assurances et des services financiers connexes, sous un article 5 intitulé « Facteurs actuariels », la directive prévoit que les États membres veillent à ce que, dans tous les nouveaux contrats conclus après le 21 décembre 2007 au plus tard, l’utilisation du sexe comme facteur dans le calcul des primes et des prestations n’entraî-ne pas, pour les assurés, de différences en matière de primes et de prestations (art. 5.1 de la directive).

Nonobstant ce principe posé, l’article 5.2 de la direc-tive prévoit une « dérogation » (considérant 19 de la directive) aux termes de laquelle les États membres peuvent décider avant le 21 décembre 2007 d’autori-ser des différences proportionnelles en matière de
primes et de prestations pour les assurés lorsque le sexe est un facteur déterminant dans l’évaluation des risques, sur la base de données actuarielles et statisti-ques pertinentes et précises. Les États membres concernés en informent la Commission européenne et veillent à ce que des données précises concernant l’utilisation du sexe en tant que facteur actuariel dé-terminant soient collectées, publiées et régulière-ment mises à jour. Ces États membres réexaminent leur décision pour le 21 décembre 2012.

La directive 2004/113/CE s’est vue transposée en droit belge par la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hom-mes (M.B. 30.05.2007, entrée en vigueur le 09.07.2007) tandis que c’est par la loi du 21 décem-bre 2007 que le législateur belge décida d’intégrer à la loi du 10 mai 2007 la dérogation visée à l’art. 5.2 de la directive (M.B. 31.12.2007).

En adoptant le régime d’opting-out au terme d’âpres discussions et contre l’avis de l’ASBL « Association Belge des Consommateurs Tests-Achats » (ci-après « Tests-Achats »), le législateur suivait la thèse des représentants du secteur belge de l’assurance.

Suite à l’adoption de la loi du 21 décembre 2007, l’article 10, §1er, de la loi du 10 mai 2007 se voyait libellé comme suit :

« Par dérogation à l'article 8, une distinction directe proportionnelle peut être établie sur la base de l'ap-partenance sexuelle pour la fixation des primes et des prestations d'assurance, lorsque le sexe est un facteur déterminant dans l'évaluation des risques sur la base de données actuarielles et statistiques pertinentes et précises.
Cette dérogation ne s'applique qu'aux contrats d'as-surances sur la vie au sens de l'article 97 de la loi du 25 juin 1992 sur le contrat d'assurance terrestre
. »

Recours en annulation devant la Cour constitution-nelle belge

Par requête du 26 juin 2008, Tests-Achats, ainsi que deux particuliers, ont introduit un recours en annula-tion contre la loi du 21 décembre 2007 devant la Cour constitutionnelle. Tests-Achats estime que cette loi est contraire au principe de l’égalité entre les fem-mes et les hommes.

Devant la Cour constitutionnelle, Tests-Achats sou-tient que la loi du 21 décembre 2007 viole « les arti-cles 10, 11 et 11bis de la Constitution combinés avec l'article 13 du Traité CE, la directive 2004/113/CE du Conseil du 13 décembre 2004 mettant en oeuvre le principe de l'égalité de traitement entre les hommes et les femmes dans l'accès à des biens et services et la fourniture des biens et services, les articles 20, 21 et 23 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme, l'article 26 du Pacte interna-tional relatif aux droits civils et politiques et la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes ».

Aux termes de son arrêt du 28 juin 2009 (point B.5.1), la Cour constitutionnelle décide que, dès lors que la loi attaquée fait usage de la faculté offerte par l’arti-cle 5.2 de la directive du 13 décembre 2004 et que les critiques formulées par Test-Achats à l’encontre de la loi belge valent dans la même mesure pour cet article 5.2, il est nécessaire, pour statuer sur le recours, de trancher préalablement la question de la validité de cette disposition de la directive précitée.

C’est l’objet de la question préjudicielle posée par notre Cour constitutionnelle sur la base de l’article 234 du Traité instituant la Communauté européenne

L’arrêt de la CJUE du 1er mars 2011

Les conclusions de l’avocat général Juliane Kokott, requérant de voir la CJUE invalider l’art. 5.2, n’ame-naient pas le secteur de l’assurance à l’optimisme.

C’est en ce sens que fut rendu l’arrêt du 1er mars 2011.

En voici les extraits pertinents :

Dérogeant à la règle générale des primes et des pres-tations unisexes instituée par cet article 5, paragra-phe 1, le paragraphe 2 du même article a, pour sa part, accordé aux États membres, dont le droit natio-nal n’appliquait pas déjà cette règle au moment de l’adoption de la directive 2004/113, la faculté de déci-der avant le 21 décembre 2007 d’autoriser des diffé-rences proportionnelles en matière de primes et de prestations pour les assurés lorsque le sexe est un facteur déterminant dans l’évaluation des risques, sur la base des données actuarielles et des statistiques pertinentes et précises.

Cette faculté, selon ce même paragraphe, sera réexa-minée cinq ans après le 21 décembre 2007, en tenant compte d’un rapport de la Commission, mais, en l’ab-sence, dans la directive 2004/113, d’une disposition sur la durée d’application de ces différences, les États membres ayant fait usage de ladite faculté sont auto-risés à permettre aux assureurs d’appliquer ce traite-ment inégal sans limitation dans le temps. (…)

Il est constant que le but poursuivi par la directive 2004/113 dans le secteur des services d’assurance est, ainsi que le reflète son article 5 paragraphe 1, l’application de la règle des primes et des prestations unisexes. Le dix-huitième considérant de cette directi-ve énonce explicitement que, afin de garantir l’égalité de traitement entre les femmes et les hommes, l’utili-sation du sexe en tant que facteur actuariel ne devrait pas entraîner pour les assurés de différence en matiè-re de primes et de prestations. Le dix-neuvième consi-dérant de ladite directive désigne la faculté accordée aux États membres de ne pas appliquer la règle des primes et des prestations uni-sexes comme une «dérogation». Ainsi, la directive 2004/113 est fondée sur la pré-misse selon laquelle, aux fins de l’application du principe d’égalité de trai-tement des femmes et des hommes consacré aux articles 21 et 23 de la charte [NDLR : des droits fonda-mentaux de l’Union européenne], les situations res-pectives des femmes et des hommes à l’égard des primes et des prestations d’assurances contractées par eux sont comparables.

Dans ces circonstances, il existe un risque que la déro-gation à l’égalité de traitement entre les femmes et les hommes prévue à l’article 5, paragraphe 2, de la directive 2004/113 soit indéfiniment permise par le droit de l’Union.

Une telle disposition, qui permet aux États membres concernés de maintenir sans limitation dans le temps une dérogation à la règle des primes et des presta-tions unisexes, est contraire à la réalisation de l’objec-tif d’égalité de traitement entre les femmes et les hommes que poursuit la directive 2004/113 et incom-patible avec les articles 21 et 23 de la charte.

Par conséquent, cette disposition doit être considérée comme invalide à l’expiration d’une période de transi-tion adéquate.

La cour invalide l’article 5.2 avec effet au 21 décem-bre 2012.

Bref commentaire

Remarquons que la date du 21 décembre 2012 impli-que une période de transition inférieure à ce que l’avocat général Kokott avait proposé, à savoir trois ans à dater du prononcé de l’arrêt.

Même si la CJUE ne motive pas la raison pour laquel-le elle retient la date du 21 décembre 2012 comme fin de la période de transition, l’on peut déduire de la logique de sa décision que cette date correspond en réalité à la date ultime fixée par le texte de la directi-ve en vue de permettre aux Etats membres d’évaluer l’impact de la dérogation qu’ils auraient adoptée en vertu de l’art. 5.2.

Les Etats membres n’auront pas à faire cette évalua-tion, devenue sans objet et court-circuitée par l’arrêt du 1er mars 2011.
Par contre, c’est bien le secteur de l’assurance qui doit maintenant repenser les bases de son métier puisque, en imposant le recours aux primes et pres-
tations unisexes, la CJUE pousse les assureurs à revoir leurs critères d’évaluation de la prime.

Tenir compte d’une différence objective est-il forcé-ment discriminer ? Il n’est pas impossible que l’on se rende compte un jour que les défenseurs du principe de la totale égalité en assurance se soient trompés de moyen pour concilier, d’une part, le principe de vie en société incontournable qu’est l’égalité des citoyens, et, d’autre part, la nécessaire évaluation d’un risque pour une juste tarification.

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