06/01/23

Acquisition d’actions pour un sous-prix : bénéfice imposable à l’impôt des sociétés ?

Il peut advenir qu’une société achète des actions pour une valeur sous-évaluée. L’interrogation du fiscaliste : la société acquéreuse encourt-elle le risque de se faire taxer immédiatement à l’impôt des sociétés (au taux de 25%) sur la différence entre le prix d’acquisition (par hypothèse fort faible) et la valeur réelle (soit la valeur de marché, bien plus élevée) des actions ? La jurisprudence récente nous enseigne que ce scénario catastrophe ne peut être d’office écarté… 

Suivant la législation comptable en vigueur, les actions doivent en principe être enregistrées, au moment de leur entrée dans le patrimoine de la société acquéreuse, à leur valeur d'acquisition. Il est ainsi traditionnellement admis qu’il n'existe en principe aucune nécessité de comptabiliser un résultat égal à la différence entre la valeur comptable et la valeur de marché des actions. Dans la mesure où la législation fiscale ne déroge pas aux règles comptables précitées, l'acquisition d'un actif pour un prix symbolique n'a pas de conséquences fiscales négatives : l'entrée de l'actif dans le patrimoine de la société n'engendrera aucun résultat comptable et donc aucune imposition (la plus-value restant latente).

Coup de tonnerre au début des années 2000 : l’administration fiscale a développé la thèse révolutionnaire selon laquelle la société acquéreuse devrait, au moment de l'acquisition d’actions pour un prix sous-évalué, reconnaître immédiatement un résultat imposable à concurrence de la différence entre le prix d’acquisition et la valeur de marché. L’administration fiscale a fondé ses prétentions sur la fonction dérogatoire du principe comptable de l’image fidèle, qui permet de déroger à la règle d’évaluation au prix d’acquisition dans des "cas exceptionnels"

Elle a enregistré un premier succès retentissant dans l’affaire Artwork Systems, qui mettait en scène une cession d’actions pour un sous-prix à une holding dans la perspective d’une mise en bourse  (jugement du tribunal de première instance du 14 novembre 2002). Mais la Cour de justice de l’Union européenne a freiné les ardeurs du fisc, en estimant que les cas dans lesquels le prix d'acquisition des actifs est manifestement inférieur à leur valeur réelle ne peuvent pas être considérés en tant que tels comme des « cas exceptionnels » justifiant de déroger au principe d’évaluation au prix d’acquisition (arrêt Gimle du 3 octobre 2013).

Il n’en demeure pas moins que des « cas exceptionnels » peuvent tout de même être rencontrés dans le contexte d’acquisitions d’actions pour un sous-prix, mais alors uniquement lorsqu’on est en présence de transactions inhabituelles. Dans un jugement du tribunal de première instance de Namur du 11 juin 2020, la taxation d’un bénéfice sur le fondement d’une sous-estimation d’actif a été admise, mais cette décision doit être vue comme l’exception qui confirme la règle, puisqu’il s’agissait précisément d’un « cas exceptionnel » au vu de la chronologie tout à fait singulière des faits. 

Plus récemment, la Cour d’appel de Liège, dans un arrêt du 1er octobre 2021, a pu donner raison au contribuable dans une affaire où des parts sociales d’une société suédoise avaient été acquises par une société belge auprès d’une autre société suédoise, pour un prix manifestement inférieur à leur valeur réelle et revendues un mois plus tard à un prix 3400 fois plus cher que la valeur d’acquisition. La Cour d’appel de Liège a considéré que la succession très rapprochée des opérations et les liens unissant les intervenants ne constituaient pas un « cas exceptionnel ».

Mais la société acquéreuse encourt un risque de redressement sur la base d’une autre mesure anti-abus (l’article 206/3, § 1er  du CIR, en combinaison avec l’article 207/2 du CIR), à raison d’un « avantage anormal ou bénévole » reçu. Comme le montre la jurisprudence récente, le fisc n’hésite pas à invoquer cette disposition pour considérer que la plus-value latente (différence entre la valeur d’acquisition et la valeur de marché des actions au moment de l’acquisition) constitue une « base imposable minimale » à l’impôt des sociétés. Cette mesure anti-abus peut toutefois être désactivée, notamment lorsque la société acquéreuse n’a pas acquis les actions auprès d’une entreprise liée ou qu’elle est en mesure de rapporter les circonstances économiques qui justifieraient le caractère normal du sous-prix, eu égard au contexte global de l’opération.

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