17/01/18

Le port du voile au travail: suite mais pas fin

Les premiers arrêts de la Cour de Justice de l’Union européenne au sujet de la difficile conciliation entre travail et port de signes religieux sont analysés et remis en perspective.

Le 14 mars 2017, la Cour de Justice de l’Union européenne a rendu deux arrêts importants suite aux renvois de la Cour de cassation française (Asma Bougnaoui et Association de défense des droits de l’homme c. Micropole s.a.) et de la Cour de cassation belge (Samina Achbita et Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme c. G4S Secure Solutions NV). Bien que la Cour européenne des droits de l’homme ait déjà eu l’occasion de se pencher sur la difficile conciliation entre travail et ports de signes convictionnels, c’était une première pour la Cour de Justice.

Les faits de l’affaire belge étaient relativement simples : Une travailleuse est engagée comme réceptionniste en 2003 auprès d’une société de service de sécurité. Elle est de confession musulmane mais ne porte pas le voile. Il existe dans cette entreprise, au moment de son engagement, une règle interne non écrite selon laquelle les travailleurs ne sont pas autorisés à porter des signes visibles de leurs convictions. En 2006, la travailleuse informe son employeur qu’elle a la volonté de porter dorénavant le foulard islamique au travail, ce qu’il refuse. Dans la foulée, l’employeur adapte le règlement de travail en insérant une interdiction formelle de porter des signes convictionnels visibles et d’accomplir tout rite découlant d’une conviction religieuse, philosophique ou politique sur le lieu de travail. Refusant de se conformer à ce nouveau pan du règlement, la travailleuse est licenciée.

La Cour de Justice, contrairement à la Cour européenne des droits de l’homme, ne va pas statuer en se fondant sur la liberté de religion, mais en vertu de la législation anti-discrimination (ou le droit de ne pas être discriminé sur la base de sa religion). Ces normes interdisent la discrimination directe (traitement moins favorable d’une personne par rapport à une autre, fondé sur l’un des critères protégés comme la religion, le sexe ou l’état de santé) ou indirecte (pratique apparemment neutre entraînant un désavantage particulier pour une personne appartenant à une catégorie protégée par rapport à une autre personne). Notons qu’il n’est pas en soi interdit d’opérer une différence de traitement entre plusieurs personnes, à la condition toutefois que cette différence soit objectivement justifiée par un but légitime et que les moyens pour réaliser ce but soient appropriés et nécessaires (« test de proportionnalité »).

La question de la discrimination directe va être rapidement écartée : la Cour considère en effet qu’il n’existe aucune discrimination directe puisque l’interdiction de porter des signes convictionnels est imposée de façon générale à toutes les convictions religieuses, philosophiques ou politiques tant et si bien que « la seule inégalité de traitement qui persiste serait celle qui oppose ceux qui veulent exprimer une conviction donnée à ceux qui n’éprouvent pas ce besoin. Or, une telle différence de traitement n’est pas directement fondée sur la religion » (1).

La Cour va passer ensuite à l’examen de la discrimination indirecte – bien que cela ne lui avait pas été demandé par la Cour de cassation belge. Afin de déduire de la différence de traitement opérée un caractère discriminatoire ou, à l’inverse, de lui trouver une justification objective, la Cour procède au test de proportionnalité. Elle examine d’abord l’objectif de l’interdiction de porter tout signe convictionnel. Selon la Cour, la volonté d’afficher une image de neutralité est un objectif légitime pour un employeur. L’interdiction du port de tout signe convictionnel est par conséquent un moyen approprié pour atteindre cet objectif de neutralité et n’interdire le port de ces signes qu’aux travailleurs en contact avec les clients de l’entreprise constitue un moyen nécessaire.

La Cour va enfin examiner dans quelle mesure la sanction attachée à cette interdiction, à savoir le licenciement de la travailleuse, était une mesure appropriée et nécessaire pour atteindre l’objectif de neutralité. La travailleuse était réceptionniste ; à ce titre, elle véhiculait directement l’image de l’entreprise. En arborant un foulard islamique, la neutralité escomptée par l’employeur n’était plus. La licencier était donc un moyen approprié. La Cour conclut son analyse en se demandant s’il n’eut pas été tout aussi efficace d’octroyer à cette travailleuse un autre poste dans l’entreprise tout en précisant par ailleurs qu’une telle modification de poste ne doit pas entraîner de charge supplémentaire pour l’employeur. Or, dans les faits, la modification du poste aurait de facto entraîné une charge supplémentaire pour l’employeur. La Cour confirme dès lors le caractère nécessaire du licenciement.

Retenons de ces arrêts que la liberté d’entreprise dont jouissent les employeurs et au nom de laquelle ils ont le droit d’imposer à leurs travailleurs une neutralité vestimentaire a le même poids – aux yeux de la Cour – que la liberté pour un travailleur de ne pas être discriminé sur la base de sa religion. Cette liberté d’entreprise n’est donc plus un simple objectif légitime permettant de justifier une différence de traitement ; elle est élevée au rang de droit fondamental, sur un pied d’égalité avec la liberté de religion.

L’image que souhaite renvoyer l’entreprise à ses clients fait partie des aspects de cette liberté d’entreprise et constitue, en conséquence, ledit objectif légitime justifiant une différence de traitement.

La Cour a cependant pris la peine d’instituer un garde-fou à ce propos : invoquer l’image de l’entreprise ne peut pas justifier n’importe quelle différence de traitement basée sur les convictions des travailleurs, le contact avec la clientèle de l’entreprise constitue la pierre angulaire du raisonnement de la Cour et le cœur de la justification du traitement différencié.

La suite au prochain épisode…

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