27/06/18

Projet de loi relatif à la protection des secrets d’affaires : la Belgique se met en ordre !

Dans le présent ezine, nous examinons comment le législateur belge envisage d’insérer la directive européenne dans le cadre juridique existant et d’user de la marge laissée par la Directive.

La Directive (UE) 2016/943 du 8 juin 2016 sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués (secrets d'affaires) contre l'obtention, l'utilisation et la divulgation illicites (« Directive ») devait être transposée en droit national pour le 9 juin 2018. 

Comme annoncé dans un précédent ezine, l’objectif de la Directive est d’établir un niveau suffisant et comparable de réparation pour la protection des secrets d’affaires au sein de l’UE en cas de vol et d’utilisation illicite de secrets d’affaires, afin d’encourager et de protéger l’innovation et de permettre aux entreprises européennes et notamment aux PME d’être plus concurrentielles.  

La Directive a prévu une harmonisation minimale et laisse donc une certaine marge aux Etats membres.  

En droit belge, avant l’adoption du projet de loi décrit ci-après, il n’existe pas de cadre légal général et homogène pour protéger les secrets d’affaires. En fonction des circonstances, l’on peut invoquer une violation de l’article 17, 3 ° de la loi relative aux contrats de travail ainsi qu’éventuellement l’article 309 du Code pénal, un acte de concurrence déloyale (article VI.104 du Code de droit économique (« CDE »)) ou un manquement à l’obligation de responsabilité extracontractuelle  (article 1382 du Code civil).  

Ces dispositions sont toutefois éparpillées et incomplètes, de sorte que la transposition de la Directive va permettre une uniformisation. 

Le 19 janvier 2018 nous apprenions que, sur proposition du ministre de l'Economie Kris Peeters et du ministre de la Justice Koen Geens, le Conseil des ministres approuvait un avant-projet de loi relatif à la protection des secrets d’affaires. 

Suite à une deuxième lecture et à l’avis du Conseil d’Etat, un projet de loi relatif à la protection des secrets d’affaires (« Projet de loi ») a été déposé à la chambre des représentants le 12 juin 2018 et rendu accessible le 18 juin.  

Ce Projet de loi prévoit des modifications essentiellement au CDE (définition, dispositions de fond, action en cessation...), au Code judiciaire (compétence, mesures provisoires, confidentialité et astreinte) et à la loi relative aux contrats de travail. 

En effet, bien que l’objectif n’est pas de créer un nouveau droit exclusif de propriété intellectuelle, il a été décidé d’insérer l’essentiel des dispositions de droit matériel dans le Livre XI du CDE (soit celui relatif à la propriété intellectuelle qui devient « Propriété intellectuelle et secrets d’affaires ») dans la mesure où le régime juridique applicable est similaire sur de nombreux points.  

A.  Définition de secrets d’affaires

Le législateur belge a repris la définition de la Directive, à savoir que pour pouvoir être qualifiée de secret d’affaires, l’information doit remplir  3 conditions cumulatives: 

  • l’information doit avoir une valeur commerciale,
  • l’information doit être secrète (ne pas être généralement connue des personnes appartenant aux milieux concernés ou leur être facilement accessible),
  • l’information doit avoir fait l’objet de mesures de protection raisonnables pour s’assurer de la confidentialité (dispositions contractuelles, mécanismes de sécurité physiques ou virtuels, i-dépôt...). 

Cela peut par conséquent comprendre les concepts de savoir-faire d’une entreprise, les secrets de fabrique ou d’affaires et les secrets de fabrication (qui incluent les savoir-faire et les procédés techniques).  

Au vu de cette définition, l’article 17 de la loi relative aux contrats de travail est modifié afin de s’aligner sur cette définition. En pratique, cela ne devrait pas entrainer de changements importants dans la mesure où la modification est conforme à la jurisprudence et à l’interprétation des cours et tribunaux de la notion de secrets de fabrication.   

B.  Sanction de l’obtention, utilisation et divulgation illicites 

A l’instar de la Directive, le Projet de loi considère qu’il y a (i) obtention illicite de secrets d’affaires en cas d’accès non autorisé ou copie non autorisée d’un document, fichier… et (ii) utilisation ou divulgation illicite, notamment en cas de violation d’un accord de confidentialité. Il en va de même si, eu égard aux circonstances, la personne savait ou aurait dû savoir que c’était illicite. 

Le Projet de loi prévoit toutefois des exceptions, notamment si l’obtention, l’utilisation ou la divulgation : 

  • Est prévue pour exercer le droit à la liberté d’expression et d’information,
  • Est nécessaire en vue de l’information et la consultation des travailleurs et leurs représentants (en vue de conseil d’entreprise, convention collective de travail) 
  • a pour objectif de révéler une faute, une activité illégale et ainsi de protéger l’intérêt public général comme en principe les donneurs d’alerte,           
  • Est prévue afin de protéger un intérêt légitime reconnu par le droit de l’Union européenne ou le droit national.  

C.  Actions au civil du détenteur de secrets d’affaires   

Les mesures proposées sont similaires à celles prévues par la directive 2004/48 du 29 avril 2004 relative au respect des droits de propriété intellectuelle à l’exception de la saisie en matière de saisie-description qui n’est pas prévue en matière de secrets d’affaire vu qu’il ne s’agit pas d’un nouveau droit de propriété intellectuelle.   

(i)  Action intentée et réglée avec une certaine rapidité  

Pour rappel, un des objectifs de la Directive est que des mesures soient prises dans des délais raisonnables et soient effectives et dissuasives. 

Ainsi, bien que les Etats membres soient libres de fixer le délai de prescription ainsi que sa date de départ, la Directive prévoit que le délai de prescription ne peut excéder 6 ans. 

A cet égard, le législateur belge a opté pour un délai de 5 ans sans préjudice de l’article 15 de la loi relative aux contrats de travail (1 an après la cessation ou 5 ans après le fait qui a donné naissance à l’action sans que ce délai ne puisse excéder le délai d’un an) et sans préjudice de l’article XVII.5 du CDE qui prévoit un délai de prescription d’un an pour les actions en cessation selon les formes du référé.  

Le point de départ est le même qu’en matière de responsabilité extracontractuelle (à savoir le jour où le demandeur a connaissance du comportement illicite et de l’identité du contrevenant) avec toutefois un maximum de 20 ans à partir du lendemain du jour du comportement illicite.  

(ii)  Protection du caractère confidentiel en cours et après la procédure  

Afin de répondre à cet élément essentiel, le Projet de loi prévoit que pour toute procédure qui traite à titre principal ou reconventionnel d’une demande relative à un secret d’affaires, une série de mesures peuvent être adoptées par le juge en vertu du nouvel article 871bis du Code judiciaire :  

  • Le juge peut interdire d’utiliser ou de divulguer une information qualifiée de confidentielle par ce dernier, 
  • Le juge peut désigner expressément les personnes ou catégories de personnes qui ont accès aux audiences et/ou aux documents qualifiés de confidentiels par le juge, 
  • Le juge peut les soumettre à une obligation de confidentialité (expert judiciaire, témoins, personnel judiciaire…) qui perdure après la fin de la procédure, sauf s’il s’avère que le secret d’affaires ne répond plus aux trois conditions susmentionnées,
  • Le juge peut décider de publier ou communiquer uniquement ce qui n’est pas confidentiel dans le jugement (biffer ce qui est confidentiel). 

Afin que cette obligation de confidentialité soit respectée et ait un effet dissuasif, le juge peut décider de soumettre la violation de l’obligation à une astreinte. En outre, une amende d’un montant oscillant entre 500 et 25.000 EUR pourrait également être exigée de la personne qui violerait l’obligation de confidentialité.   

(iii)  Mesures provisoires et conservatoires  

Le détenteur des secrets d’affaires peut demander et obtenir les mesures suivantes, sous peine d’astreinte :  

  • Cessation ou interdiction d’utilisation ou divulgation ou d’obtention à titre provisoire,
  • Interdiction d’importer, exporter, stocker, produire, offrir, mettre sur le marché ou utiliser les biens soupçonnés d’être en infraction,
  • Saisie ou remise des biens soupçonnés d’être en infraction.  

De telles mesures provisoires peuvent être obtenues sur la base des dispositions existantes en matière judiciaire, à savoir l’article 19 al. 3 du Code judiciaire (mesures provisoires avant-dire droit) ou l’article 584 du Code judiciaire (mesures provisoires dans le cadre d’une procédure en référé). 

Contrairement à ce que prévoit la Directive, le législateur belge n’a pas prévu de dispositions spécifiques selon lesquelles le détenteur du secret d’affaires devra convaincre le juge qu’il existe un degré de certitude suffisant que les conditions suivantes sont réunies : 

  • Qu’un secret d’affaires existe,
  • Qu’il en est le détenteur et
  • Qu’il y a eu obtention, divulgation ou utilisation illicite ou qu’elle est imminente.   

En effet, nous disposons également déjà de suffisamment de dispositions en la matière (règles relatives aux preuves et à l’apparence suffisante de droit). 

Le juge devra tenir compte d’une série de circonstances particulières (balance des intérêts) pour prendre sa décision. Il aura en outre la possibilité :  

d’exiger une garantie ou un cautionnement de la part du détenteur, ce qui aura sans doute pour effet de limiter ce genre d’action, mais qui est compréhensible au vu des mesures qui peuvent être prises à titre provisoire (et qui ne peuvent donc pas avoir d’incidence sur le fond de l’affaire), 
de prévoir la poursuite de l’utilisation du secret d’affaires en lieu et place des mesures susmentionnées moyennant une contrepartie financière.

Enfin, les mesures seront révoquées si une procédure au fond n’est pas intentée dans le délai prévu dans l’ordonnance ou à défaut dans un délai de maximum 20 jours ouvrables ou 31 jours calendriers selon le délai le plus long à compter de la signification ou s’il ne s’agit plus d’un secret d’affaires. Dans ces hypothèses, le défendeur est en droit de solliciter une indemnisation du préjudice subi. 

Il s’agit ici d’une nouveauté procédurale en Belgique car, dans le cadre d’une procédure en référé, le Code judiciaire n’impose pas d’introduire une procédure au fond dans un délai déterminé. 

(iv)  Injonctions et mesures correctives 

Le détenteur des secrets d’affaires peut demander et obtenir les mesures suivantes, sous peine d’astreinte : 

Cessation ou interdiction de l’utilisation, de la divulgation et de l’obtention illicite,
Interdiction d’importer, exporter, stocker, produire, offrir, mettre sur le marché ou utiliser les biens en infraction,
Adoption de mesures correctives appropriées (rappel des biens en infraction, suppression du caractère infractionnel,…),
Destruction ou remise au demandeur des biens en infraction. A cet égard, le Projet de loi ne prévoit pas de mesures spécifiques en cas de mauvaise foi du contrevenant contrairement à ce qui existe en matière de droit de propriété intellectuelle, cela irait trop loin vu l’absence de caractère exclusif. D’autre part, en cas de remise des biens en infraction, le détenteur peut choisir de les récupérer ou qu’ils soient remis à des organisations caritatives,
Destruction de toute ou partie de document, objet qui contient ou matérialise le secret d’affaires ou remise au demandeur,
Publication totale ou partielle du jugement à l’intérieur ou extérieur de l’établissement ainsi que dans les journaux  pour une certaine durée tout en respectant les obligations de confidentialité.

L’ensemble de ces mesures peuvent être dorénavant sollicitées dans le cadre d’une action en cessation selon les formes du référé (cela était inenvisageable dans le passé car l’on considérait que du fait de la divulgation, l’information perdait son caractère secret) ou via une action au fond classique (seules quelques modalités différeront en fonction de la procédure choisie). L’action en cessation selon les formes du référé n’est toutefois pas possible à l’encontre des intermédiaires à l’inverse de ce qui est prévu en matière de propriété intellectuelle.

Le détenteur des secrets d'affaires pourra également demander l'indemnisation si le contrevenant avait connaissance du caractère illicite (l’indemnisation comprend le manque à gagner, les bénéfices injustement réalisés, le préjudice moral, soit plus que la redevance d’un licencié légitime, ainsi que les éventuels frais d’identification et de recherche).  Il conviendra de démontrer la faute (à savoir en l’espèce la transgression matérielle d’une disposition contractuelle (faute contractuelle) ou d’une disposition légale ou réglementaire qui entraine la responsabilité de son auteur à condition que cette transgression soit commise librement et consciemment (faute extra-contractuelle)), le lien de causalité et le dommage à réparer (à savoir la réparation de la totalité du dommage effectivement subi). S’il est impossible de chiffrer précisément le montant, le juge pourra le faire de manière forfaitaire. Cette mesure est seulement possible dans le cadre d’une action au fond classique.

A l’instar des mesures provisoires et conservatoires, le juge devra tenir compte d’une série de circonstances particulières pour prendre sa décision (valeur du secret d’affaires, mesures prises pour le protéger, comportement du contrevenant, incidence de l’utilisation ou de la divulgation illicite, intérêts légitimes des parties, la sauvegarde des droits fondamentaux...). 

En outre, si le contrevenant ne savait pas ou n’aurait pas pu savoir que la personne dont il avait obtenu le secret d'affaires l’avait eu de manière illicite et si les mesures susmentionnées devaient entrainer un dommage disproportionné, le juge peut remplacer ces mesures par le versement d’une compensation financière qui ne peut être supérieure au montant perçu à titre de redevance / royalties. 

Enfin, à la demande du contrevenant, les mesures seront révoquées si le secret d’affaires ne répond plus à la définition. 

(v)  Abus de procédure 

Le défendeur a le droit de réclamer une indemnisation dans l’hypothèse où la procédure aurait été intentée de manière abusive ou de mauvaise foi par le demandeur. A cet égard, le législateur belge a également considéré que l’arsenal judiciaire belge était assez complet (amende civile, indemnité de procédure maximale) et n’a pas prévu de dispositions complémentaires. 

(vi)  Tribunaux compétents pour l’action principale 

Le CDE et le code judiciaire seront adaptés en vue de prévoir que seuls les tribunaux de commerce établis au siège d’une cour d’appel (cour d’appel du domicile des défendeurs ou des demandeurs si le défendeur n’est pas domicilié ou n’a pas sa résidence en Belgique) même lorsque les parties ne sont pas des entreprises et quel que soit le montant de la demande sauf en cas de litige avec un travailleur si ce dernier est encore sous contrat de travail. 

En outre, si en même temps, il y a infraction à une autre disposition du CDE, c’est l’infraction au secret d’affaires qui déterminera la compétence territoriale.  

D.  Date d’application 

La nouvelle loi sera d’application sur les faits juridiques qui se produisent après son entrée en vigueur (en principe 10 jours après sa publication au moniteur belge) mais aussi aux faits juridiques qui se sont produits sous l’ancienne loi mais qui persistent sous la nouvelle loi. Par contre, les procédures en cours au moment de l’entrée en vigueur ne pourront s’appuyer sur les nouvelles dispositions pour éviter une insécurité juridique. 

E.  Conseils 

Nous vous invitons à (i) clairement identifier et inventorier les informations considérées comme confidentielles au sein de votre entreprise, (ii) identifier les personnes y ayant accès, (iii) identifier les mesures de protection mises en place ou à mettre en place, (iv) revoir vos accords / clauses de confidentialité par rapport à la notion d’information confidentielle / secret d’affaires ainsi que vos contrats de travail.

En cas de litige, vous aurez plus de chances d’obtenir gain de cause dans le cadre d’une action en cessation selon les formes du référé (plus rapide) et d’obtenir que le juge limite l’accès ou interdise l’usage de certaines informations considérées comme essentielles. 

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