01/03/21

La déclaration spontanée des self-cleaning measures afin d’éviter l’exclusion : La Cour de Justice clarifie

Suite à une affaire belge, la Cour de Justice a récemment abordé la question de la possibilité pour un candidat ou un soumissionnaire de présenter une défense contre son exclusion de la procédure de passation de marché (CJUE 14 janvier 2021, C-387/19, RTVA Infra bvba et Aannemingsbedrijf Norré-Behaegel bvba).

L’AFFAIRE BELGE

Les deux membres d'une société momentanée ont été exclus d'une procédure ouverte en raison de fautes professionnelles graves, telles qu'établies dans divers procès-verbaux de constatation et de mise en demeure relatifs à des marchés de travaux antérieurs et similaires passés pour le même pouvoir adjudicateur.

Durant le recours en suspension et en annulation auprès du Conseil d’État (arrêts nr. 237.029 du 12 janvier 2017 et nr. 244.404 du 7 mai 2019), les entrepreneurs avaient fait valoir que la directive européenne sur les marchés publics 2014/24/UE (article 57.6-7) leur donnait le droit de présenter une défense dans le cadre d'un débat contradictoire avant d'être exclus (cf. le principe d’audi et alteram partem). Ils ont invoqué la Directive directement, car au moment de leur exclusion, la directive n'avait pas encore été transposée en droit belge (bien que le délai de transposition était déjà expiré) et la législation belge en vigueur à l'époque (art. 61, §2 AR Passation 15 juillet 2011) ne prévoyait pas cette possibilité de défense.

La Directive (art. 57.6) permet à tout candidat ou soumissionnaire exclu sur la base d'un motif d'exclusion obligatoire ou facultatif, y compris la faute professionnelle grave (ou une défaillance importante ou cq. persistante aux exigences essentielles d'un marché public antérieur, pour autant que celle-ci ait donné lieu à une mesure d'office ou cq. au paiement de dommages et intérêts), de démontrer qu'il a pris des mesures pour prouver sa fiabilité. 

Si cette preuve est jugée suffisante par le pouvoir adjudicateur, le candidat ou soumissionnaire ne sera pas exclu. Le pouvoir adjudicateur dispose d’un pouvoir discrétionnaire dans l’appréciation des preuves fournies, dans le respect du principe de proportionnalité (voir 101 préambule Directive). Cela concerne ici les dites mesures correctrices (en anglais: self-cleaning measures). 

La Directive (art. 57.6-7) laisse au législateur belge le soin de déterminer les autres conditions d'application, entre autres en ce qui concerne la durée de l'exclusion (en cas de faute professionnelle grave, un maximum de 3 ans à compter du ou des évènements pertinents pour la faute), mais aussi en ce qui concerne l'instance compétente pour évaluer les mesures correctrices (voir 102 préambule Directive). Dans un souci d'exhaustivité, il est précisé que les self-cleaning measures doivent être indiquées dans le Document unique de marché européen (DUME), si celui-ci doit être complété.

Il est important de noter que lors de la transposition de la Directive, le législateur belge a choisi d'ajouter comme condition que le candidat ou le soumissionnaire doit, de sa propre initiative, fournir les mesures correctrices prises. Dans les travaux parlementaires précédant l'article 70 de la Loi relative aux marchés publics du 17 juin 2016 (Tr.Parl. Chambre 2015-2016, nr. 1541/001, p. 124), il est indiqué qu’en l’absence de précisions fournies d’initiative, le pouvoir adjudicateur peut estimer qu’aucune mesure correctrice n’a été prise. C’est au pouvoir adjudicateur lui-même de fournir cette appréciation, également selon l’article 70.  

Étant donné que l'article 70 de la Loi relative aux marchés publics n'était pas (encore) applicable, de sorte que le pouvoir adjudicateur ne pouvait prétendre que toute mesure correctrice aurait dû être notifiée de l’initiative des entrepreneurs, et que la réglementation belge applicable ne prévoyait aucun droit d'être entendu, le Conseil a jugé opportun de demander à la Cour de Justice si la Directive (article 57.6-7), dans la mesure où elle a ici un effet direct, contient une obligation de donner aux entrepreneurs concernés la possibilité de présenter des mesures correctrices avant de les exclure pour faute professionnelle grave.

Selon le Conseil, il n'est pas toujours évident pour une entreprise d'évaluer à l'avance, c'est-à-dire au moment de la candidature ou de la soumission, si une faute professionnelle antérieure sera prise en compte par un pouvoir adjudicateur. En outre, tous les pouvoirs adjudicateurs ne traitent pas les motifs d'exclusion (facultatifs) de la même manière. En particulier lorsqu'un DUME est requis, les opérateurs économiques pourraient être tentés de s'auto-incriminer. Toutefois, le Conseil souligne que le fait de confier l'initiative à l'opérateur économique augmente la probabilité que les pouvoirs adjudicateurs disposent des mêmes informations lorsqu'ils évaluent les motifs d'exclusion dans leurs procédures de passation de marché respectives.

LA POSITION DE LA COUR

La Cour de Justice avait déjà considéré que le candidat ou le soumissionnaire menacé d'exclusion a le droit de demander un examen des mesures correctrices prises par lui et qu’il ne pourrait donc dans ce cas être exclu d'emblée (CJUE 24 octobre 2018, C-124/17, Vossloh Laeis GmbH).

Dans sa réponse du 14 janvier dernier à la question préjudicielle du Conseil d’État, la Cour déclare que la Directive ne précise pas quand et comment la preuve des mesures correctrices peut être apportée. En d'autres termes, la preuve peut être fournie à l'initiative de l'opérateur économique ou du pouvoir adjudicateur, et soit au moment de la candidature ou de la soumission, soit ultérieurement (même lorsqu’un DUME est requis). Il est important que l'opérateur économique puisse faire valoir utilement et examiner les mesures qui pourraient remédier au motif d'exclusion. Puisque les conditions d'application peuvent être déterminées par le législateur belge, ce dernier peut déterminer que les preuves doivent déjà avoir été fournies au moment de la candidature ou cq. de la soumission (cf. CJUE 11 juin 2020, C-472/19, Vert Marine).

Toutefois, ces conditions d'application ne peuvent porter atteinte à l’obligation de transparence, à l’obligation d'égalité de traitement ou au droit de la défense, ainsi qu'aux principes généraux du droit de l'Union (cf. CJUE 20 décembre 2017, C-276/16, Prequ'Italia). Les obligations de transparence et d'égalité de traitement exigent que, lorsque le législateur belge prévoit que la preuve des mesures correctrices ne peut être apportée par le candidat ou le soumissionnaire qu'à sa propre initiative et au début de la procédure de passation de marché, cela doit être clairement indiqué (directement ou par référence) dans les documents de marché. Le droit de la défense implique que les documents de marché doivent indiquer (directement ou par référence) quels motifs d'exclusion peuvent être invoqués à l'encontre des opérateurs économiques concernés.

CONCLUSION

En résumé, l'obligation pour l'opérateur économique prévue à l'article 70 de la Loi relative aux marchés publics, de fournir la preuve de mesures correctrices spontanément lors de l’introduction de la candidature ou de l'offre est compatible avec la Directive, dans la mesure où cela découle de manière claire, précise et non équivoque de la Loi relative aux marchés publics et a été porté à la connaissance de l'opérateur économique concerné via les documents de marché. Dans le cas contraire, le pouvoir adjudicateur doit donner à l'opérateur économique concerné la possibilité de fournir les preuves nécessaires avant de l’exclure.

Il est donc vivement conseillé aux pouvoirs adjudicateurs de préciser la portée de l'article 70 de la Loi relative aux marchés publics dans les documents de marché, en indiquant notamment l'obligation de fournir spontanément toute mesure correctrice avec la candidature ou l'offre et l'impossibilité de le faire à un stade ultérieur de la procédure de passation de marché.

Malgré ce feu vert de la Cour, la solution du législateur belge reste problématique, car elle ne répond pas à la critique du Conseil selon laquelle elle oblige les opérateurs économiques à deviner si certains événements du passé seront utilisés contre eux dans une procédure de passation de marché spécifique et qu'ils peuvent être amenés à s'auto-incriminer. L'impossibilité de prouver ultérieurement des mesures correctrices crée également le risque d'un traitement inégal du même opérateur économique, pour les mêmes faits, par différents pouvoirs adjudicateurs, sans que cet opérateur économique puisse essayer de "rectifier" cela par la suite.

Il reste maintenant à voir comment le Conseil va traiter cette réponse de la Cour.

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