01/06/21

La location de biens immobiliers par les pouvoirs publics soumise à l’obligation de mise en concurrence?

Dans un arrêt très récent (22 avril 2021, C-537/19), la Cour de Justice s'est prononcée (une fois de plus) sur les contours dans lesquels la conclusion d'un contrat de bail d'un bâtiment à construire par une autorité soumise à l'obligation de mise en concurrence peut être qualifiée de marché public (de travaux). Dans son arrêt, la Cour a nuancé sa jurisprudence antérieure en la matière, d'une manière particulièrement pertinente pour la pratique belge en matière d’adjudication et de bail.

1. La location de bâtiments existants et d'autres biens immobiliers par un pouvoir adjudicateur, quelles que soient les conditions financières, ne relève pas du champ d'application de la législation (européenne) sur les marchés publics. Une question plus difficile est celle de la location de bâtiments et autres ouvrages qui ne sont pas encore construits. Ces contrats sont souvent accompagnés d'une consultation du marché (recherche de projets appropriés) et donnent au pouvoir adjudicateur un droit de regard plus large sur la manière dont le bâtiment est construit et aménagé. 

Par le passé, de tels contrats de de bail "à la demande" ont déjà été requalifiés en marchés publics de travaux par les tribunaux (belges et européens). Le raisonnement derrière cela est que le véritable objet du contrat est la commande d'un bâtiment adapté aux besoins de l'administration, plutôt que la location d'un bâtiment que le propriétaire a conçu et équipé à sa guise. Le contrat reçoit ainsi un contenu fonctionnel, indépendamment de la manière dont il est qualifié par les parties.

Il s'agit d'une situation risquée tant pour le bailleur que pour le locataire, car des concurrents mécontents peuvent faire valoir (avec succès) que le bail a été conclu en violation de la législation sur les marchés publics et qu'il doit donc être déclaré nul. Cela peut avoir des conséquences économiques considérables pour les deux parties.

2. Le présent arrêt fait suite à des arrêts antérieurs marquants de la Cour, notamment l'arrêt Müller (C-451/08, 25 mars 2010) et l'arrêt Impresa Pizzarotti (C-213/13, 10 juillet 2014). Dans ce dernier arrêt, la Cour a jugé qu'un contrat de bail " à la demande" était qualifié de marché public de travaux car la construction à réaliser devait répondre aux exigences du pouvoir adjudicateur concerné qui, selon la Cour, "a pris des mesures afin de définir les caractéristiques de l'ouvrage ou, à tout le moins, d’exercer une influence déterminante sur la conception de celui-ci". En d'autres termes, l'objet du contrat était, pour l'essentiel, la réalisation de l'ouvrage, condition nécessaire à sa location ultérieure au pouvoir adjudicateur. Cela résulte des "besoins précisés par le pouvoir adjudicateur" en ce qui concerne l’ouvrage. L'arrêt Müller antérieur, s'appuyant sur l'arrêt Jean Auroux (C-220/05, 18 janvier 2007), avait déjà pris comme critère l'intérêt du pouvoir adjudicateur à la réalisation des travaux de construction (il n'est pas nécessaire qu'il souhaite lui-même agir en tant que preneur, par exemple les contrats conclus par la Régie des Bâtiments ou le Facilitair Bedrijf pour d'autres autorités administratives).

Cette jurisprudence de la Cour a été suivie par le Conseil d'État (voir notamment C.E. 30 novembre 2017, n° 240.043 et 240.044 et C.E. 23 octobre 2018, n° 242.755). 

3. L'arrêt dont il est question ici est intéressant en ce sens qu'il ne s'agit pas d'une réponse préjudicielle (c-à-d d'une question posée par un juge national concernant l'interprétation de son propre droit national en conformité avec la directive) mais d'une décision rendue dans le cadre d'une procédure dite d'infraction, dans laquelle la Commission européenne poursuit un État membre, en l'occurrence l'Autriche, pour violation du droit européen (des marchés publics).

  • La Commission a estimé que le pouvoir adjudicateur, une société de logement, avait l'intention d'attribuer un marché public de travaux en concluant un bail à long terme pour un bâtiment encore à construire. La Commission a retenu les caractéristiques décisives suivantes :
  • La société de logement a eu une influence sur la planification des travaux qui allait au-delà des exigences habituelles d'un locataire concernant la date de disponibilité,
  • Il n'y avait pas de permis de construire en place au moment de la signature (la société de logement partageait donc le risque du projet et avait donc un intérêt économique),
  • La société de logement avait imposé des spécifications nombreuses et précises qui allaient au-delà des exigences habituelles d'un locataire concernant l'état du bien à louer,
  • La société de logement a supervisé les travaux,
  • Le bail a été conclu pour au moins 25 ans (c-à-d pour la majeure partie de la durée de vie économique du bâtiment), et
  • Le bâtiment devait être utilisé exclusivement par la société de logement.       

Le principal contre-argument avancé par la société de logement concernait le fait que le bail portait sur un immeuble de bureaux standard, où les principaux sujets de négociation étaient les coûts de location et d'exploitation et la subdivision de l'espace, l'occupation des bureaux et l'équipement de base. La société de logement a souligné qu'il s'agissait de points de négociation habituels dans ce type de contrats de bail, c'est-à-dire qu'ils étaient tout à fait conformes au marché. 

4. Dans son jugement, la Cour se montre pragmatique.

  • En ce qui concerne l'influence déterminante sur la conception et la réalisation de l'immeuble, la Cour considère qu'il doit y avoir une influence effective sur le projet architectural ou sur la planification concrète de la construction. En l'espèce, la Cour a constaté que la planification des travaux de construction existait déjà au moment de la négociation du contrat de bail, et que la société de logement n'avait eu aucune influence sur cette planification ou sur la conception. La participation à l'aménagement intérieur ne peut être considérée comme ayant une influence décisive sur la conception que si ces œuvres se distinguent du fait de leur spécificité (par exemple, un laboratoire) ou de leur ampleur. La possibilité pour le locataire d'influencer la planification du projet sur la base de ses exigences est également insuffisante si cette possibilité n'a pas été utilisée.
  • En ce qui concerne la réalisation du bâtiment conformément aux exigences précisément définies par le pouvoir adjudicateur, la Cour a constaté que la société de logement avait formulé de nombreux souhaits détaillés, mais que la question essentielle était de savoir si ces exigences allaient au-delà de ce que l'on peut attendre d'un locataire. Le fait que la société de logement ait imposé diverses normes, par exemple en matière de performance énergétique du bâtiment, a été considéré comme normal pour un locataire, car celles-ci visent à assurer la durabilité du bien loué.
  • Le fait que le contrat de bail ait été conclu pour une longue période sans possibilité de résiliation n'a pas été considéré comme inhabituel par la Cour, certainement parce qu'en l'espèce, cela a eu un impact favorable sur le loyer.
  • La Cour considère que le contrôle d'accompagnement par le biais d'une entreprise spécialisée, désignée par la société, fait partie des mesures autorisées qu'un locataire peut prendre pour assurer la disponibilité en temps utile des locaux loués. Selon la Cour, cela permet également de prolonger (temporairement) de façon proactive des contrats de bail en cours en cas de retard.
  • L'absence de permis de construire ne suscite pas non plus d'inquiétude. La Cour est d'avis que dans le cadre de la pratique actuelle du marché, un projet entièrement achevé en termes de conception n'est pas nécessaire pour prendre des engagements en tant que locataire. L'absence de permis n'est pas automatiquement la preuve d'une influence déterminante du locataire sur la conception. Cela doit être démontré concrètement. 

5. Le juge belge devra tenir compte des "flexibilités" offertes par la Cour en ce qui concerne la location à la demande d'immeubles (de bureaux). Après tout, la Cour est l'interprète désigné des directives européennes sur les marchés publics. Le risque de requalification en marché public de travaux a été quelque peu réduit par cet arrêt, puisque la Cour considère désormais qu'une participation raisonnable du locataire en question est conforme au marché.  

6. Toutefois, cet arrêt ne conclut pas que lorsqu'une autorité publique se met à la recherche d'un projet immobilier approprié à louer, elle est exemptée de toute forme de consultation du marché ou de mise en concurrence. Dans un arrêt récent (22 janvier 2021, C.19.0303.N), la Cour de Cassation a confirmé que le principe d'égalité et de transparence découlant de la liberté d'établissement et de services consacrée par le Traité sur le fonctionnement de l'UE est d'ordre public. Par conséquent, les contrats ayant un intérêt transfrontalier conclus par une autorité publique, qui accordent un droit économique exclusif à un acteur du marché (mais qui ne sont pas des marchés publics), sont soumis à ce principe d'égalité et de transparence. 

Les contrats conclus en violation de ce principe violent une règle d'ordre public et sont donc de nullité absolue. Cette nullité peut être invoquée par tout individu. Auparavant (28 octobre 2010), la Cour de Cassation avait jugé qu'une telle obligation de mise en concurrence ne pouvait pas découler du seul principe constitutionnel d'égalité des articles 10 et 11 de la Constitution. Toutefois, dans son arrêt de principe Interkabel (C-221/12, 14 novembre 2013), la Cour de Justice avait rappelé que l'obligation d'égalité et de transparence précitée, quelle que soit la nature de l'acte par lequel le droit économique exclusif est accordé (c-à-d incluant tous les types de contrats), exige une certaine mise en concurrence. Cela a ensuite été confirmé par la jurisprudence belge (C.E. 23 décembre 2015, n° 233.355), confirmant la sanction de nullité pour cause de violation à l'ordre public (Cour d'Appel d'Anvers, 25 février 2019).

Concrètement, chaque fois que le contrat de bail recherché a une valeur susceptible d'intéresser des promoteurs, des développeurs, des entreprises de construction étrangers, etc., une autorité publique devra donner une publicité appropriée à sa volonté de louer et organiser la concurrence autour du contrat de bail. Sinon, elle risque d'agir de manière contraire à l'ordre public et expose le contrat bail ainsi conclu à une action en nullité par un acteur du marché mécontent. Mais le bailleur ferait bien d'y prêter également attention. Il pourrait être déduit d'un arrêt récent de la Cour de Justice (14 mai 2020, C-263/19) que les cocontractants des pouvoirs publics qui participent en connaissance de cause à la méconnaissance des règles de concurrence peuvent être tenus conjointement responsables de cette violation (et, par exemple, être condamnés à payer des dommages et intérêts). 

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