17/05/21

Pièges de la procédure : la Cour de cassation étend la théorie de la concentration des moyens

L’avocat qui oublie d’invoquer certains arguments dans ses conclusions peut-il se rattraper dans la suite de la même instance après le prononcé d’un jugement définitif ?

La Cour de cassation semble étendre l’application de la théorie de la concentration des moyens, consacrée par le nouvel article 23 du Code judiciaire relatif à l’autorité de la chose jugée, au domaine de l’article 19 du même code, relatif au dessaisissement du juge (arrêt du 12 novembre 2020 n° C.17.0563.F).

Cela a des conséquences importantes : si cette jurisprudence se confirme, le justiciable (et son conseil !) devront être attentifs aux fondements juridiques qu’ils utiliseront pour qualifier leurs faits. Explications.

POT-POURRI I, L’ARTICLE 23 DU CODE JUDICIAIRE ET LA THÉORIE DE LA CONCENTRATION DES MOYENS

L’article 23 constitue le fondement de l’autorité de la chose jugée.

Dans son effet négatif, celle-ci interdit aux parties de soumettre la question tranchée par un juge à un autre juge dans le cadre d’une nouvelle procédure (article 25 du Code judiciaire).

L’autorité de la chose jugée suppose l’identité des parties, l’identité d’objet et l’identité de cause « quel que soit le fondement juridique invoqué ».

Ces six derniers mots ont été ajoutés par le législateur en 2015 à l’article 23 du Code judiciaire lors de la réforme « Pot-Pourri I ». Epousant une conception purement factuelle de la cause, ils traduisent un important changement procédural, en ce qu’ils consacrent la théorie de la concentration des moyens en droit judiciaire belge.

Concrètement, qu’est-ce que cela signifie ?

Déjà avant 2015, l’autorité de la chose jugée s’étendait non seulement à ce que le juge avait expressément décidé sur un point litigieux, mais également à ce qui constituait, fût-ce implicitement, le fondement nécessaire de sa décision. Ainsi, par exemple, un jugement ordonnant l’exécution d’un contrat impliquait la validité de ce contrat, puisqu’un contrat nul ne peut par définition recevoir d’effets. Cette extension de l’autorité de la chose jugée connaissait cependant une réserve importante: pour qu’une décision soit revêtue de l’autorité de la chose jugée, encore fallait-il que la question tranchée par le juge ait fait l’objet d’un débat entre les parties. Pour reprendre l’exemple précité, un jugement ordonnant l’exécution d’un contrat n’avait donc aucune autorité de la chose jugée sur la question de la validité de ce contrat si cette question n’avait pas été débattue par les parties devant le juge. Rien n’empêchait donc une partie de remettre en cause cette validité dans une procédure ultérieure.

Depuis la réforme de 2015, l’autorité de la chose jugée a été étendue. En effet, la décision définitive du juge en est revêtue « quel que soit le fondement juridique invoqué ». Par conséquent, lorsqu’il rend sa décision, le juge est censé avoir examiné tout moyen de droit qui, sur la base des faits invoqués devant lui, aurait pu être soulevé par les parties, peu importe qu’elles l’aient effectivement invoqué ou non, pour autant que ce moyen constitue le fondement nécessaire de sa décision.

Par conséquent, lorsqu’une partie introduit une action sur la base de certains faits, lesquels reçoivent une certaine qualification en droit, et est ensuite déboutée, elle ne peut plus introduire de nouvelle action devant un autre juge sur la base des mêmes faits, même si ceux-ci reçoivent une nouvelle qualification en droit.

Ainsi par exemple, après avoir été condamnée à l’exécution d’un contrat – ce qui suppose par définition que ce contrat soit valable –, le défendeur ne pourrait plus, à l’occasion d’une nouvelle procédure, contester la validité de ce contrat, supposée avoir été implicitement reconnue par la première décision même si cette question n’a pas été débattue. De même, la partie qui agit en responsabilité contractuelle et est déboutée en raison de l’absence ou de la nullité du contrat invoqué ne pourrait pas en principe réintroduire ultérieurement la même action sur la base, par exemple, de la responsabilité extracontractuelle du défendeur, voire de la théorie de l’enrichissement sans cause. Saisi d’une demande en réparation, le juge est effectivement censé avoir examiné tous les fondements juridiques qui permettraient de justifier l’octroi de l’objet de la demande, entendu comme le résultat factuel visé par le demandeur, et ce indépendamment du point de savoir si un débat s’est véritablement noué entre les parties sur ces questions.

Depuis 2015, il est donc possible que l’autorité de la chose jugée porte sur des points de droit qui n’ont pas été effectivement débattus par les parties, pour autant que ces points constituent le fondement nécessaire de la décision rendue par le juge.

L’EXTENSION PAR LA COUR DE LA THÉORIE DE LA CONCENTRATION DES MOYENS À L’ARTICLE 19 DU CODE JUDICIAIRE

Comme expliqué ci-dessus, l’autorité de la chose jugée s’applique dans le cadre de deux procédures différentes. Quid toutefois lorsqu’une question a été tranchée dans le cadre d’une procédure, et qu’à un stade ultérieur de cette même procédure – par exemple après un jugement interlocutoire –, les parties soumettent à nouveau cette question au même juge ? Il convient dans ce cas d’appliquer l’article 19, alinéa 1er du Code judiciaire, qui prévoit – et la règle est d’ordre public – que le juge est alors dessaisi et ne peut plus revenir sur sa décision définitive.

C’est là que l’arrêt de la Cour de cassation du 12 novembre 2020 est intéressant. Après avoir rappelé le prescrit de l’article 19, alinéa 1er, la Cour poursuit en indiquant que – dans le cadre d’une seule et même procédure donc – le juge ne peut statuer à nouveau dans la même cause et concernant les mêmes parties sur le point litigieux qui a été tranché. Et la Cour de préciser, de manière similaire à l’ajout opéré par Pot-Pourri I à l’article 23, « même si de nouveaux moyens sont soulevés ». La Cour ajoute ensuite qu’« il suffit que la question litigieuse ait été soumise au juge et que les parties aient ainsi pu en débattre, alors même qu’elles ne l’auraient pas fait ».

Il semble donc ressortir de cet arrêt que, lorsque le juge tranche une question litigieuse sur la base de certains faits qui sont juridiquement qualifiés, il est dessaisi, et ce dessaisissement reste d’application même si ces mêmes faits sont à nouveau soulevés devant lui sous une qualification juridique différente. La Cour a donc, par cet arrêt, étendu la théorie de la concentration des moyens organisée par l’article 23 du Code judiciaire à l’article 19 du même code, ce qui ne manque pas de logique.

QUEL ENSEIGNEMENT TIRER DE CET ARRÊT?

Si les faits de la cause examinée par l’arrêt du 12 novembre 2020 étaient très spécifiques, son enseignement est formulé en des termes généraux et intéresse à ce titre tous les plaideurs.

Il faudra donc être extrêmement prudent à l’avenir et invoquer l’ensemble des moyens de droit relatifs aux faits soumis au juge, ou compter sur la vigilance de ce dernier qui doit, le cas échéant, restituer à la demande sa qualification juridique exacte.

***

Paul Alain ForiersRafaël Jafferali et Marie Nelles

Pour toute question ou assistance, veuillez contacter:

Paul Alain Foriers: paf@simontbraun.eu | +32 (0)2 533 17 62
Rafaël Jafferali: rj@simontbraun.eu | +32 (0)2 533 17 62

dotted_texture