27/06/17

Quand la Commission se penche sur les instruments financiers hybrides de GDF Suez…

Ce n’est un secret pour une personne: la Commission mène une croisade contre les aides d’État: outre l’Irlande (ruling Apple), elle a déjà assigné le Luxembourg (ruling Fiat), les Pays-Bas (ruling Starbucks) et la Belgique (excess profit rulings).

Si la Commission semblait initialement se focaliser sur les accords fiscaux en matière de prix de transfert (rulings Fiat et Starbucks), elle s’attaque depuis peu à des rulings portant sur des questions techniques d’application des législations fiscales nationales. L’enquête de la Commission dans l’affaire GDF Suez (aujourd’hui Engie) l’illustre de manière éloquente. Le 19 septembre 2016, la Commission a ainsi estimé, à titre préliminaire, que les rulings émis par l’administration fiscale luxembourgeoise en faveur de certaines sociétés luxembourgeoises du groupe énergétique français, constituaient une aide d’état illégale.

En l’occurrence, les rulings concernent des instruments de financement intragroupe hybrides, dénommés Zora (acronyme de "Zéro-intérêts obligation remboursable en actions"):
• Une société luxembourgeoise (LuxCo 1) émet un Zora, soit un emprunt sans intérêt obligatoirement convertible en actions, en faveur de LuxCo 2. L’augmentation chaque année du prix d’émission du Zora, dénommée l’accrétion sur Zora, entraîne une dépense déductible chez LuxCo 1.

• LuxCo 2 enregistre dans ses comptes la valeur du Zora à son prix d’émission. LuxCo 2 continue de comptabiliser le ZORA dans ses comptes à la valeur comptable: elle n’ajuste donc pas le Zora du prix de revient au prix de rachat prévu à l’échéance du Zora. Lors de la conversion du Zora, LuxCo 2 reçoit les actions de LuxCo1 qui seront fonction du prix d’émission plus les accrétions sur Zora cumulées jusqu’à la date de conversion. La plus-value réalisée à ce moment par LuxCo 2 est exonérée en droit interne luxembourgeois.

En d’autres termes, si l’accrétion sur Zor est déductible chez LuxCo 1, elle n’est pas imposable chez LuxCo 2. Ce qui correspond à un "double dip", dans le jargon des fiscalistes.

La décision de la Commission, publiée le 5 janvier 2017, devrait retenir l’attention des responsables des multinationales et de leurs conseillers fiscaux. La Commission n’hésite pas à mettre les mains dans le cambouis. Elle décortique en 55 pages (!) les conséquences fiscales de cet instrument hybride éminemment complexe. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que l’aridité des lois comptables et fiscales du Grand-Duché ne freine pas ses ardeurs.

La Commission soutient, à titre principal, que la déduction de l’accrétion sur Zora constitue une application incorrecte de plusieurs dispositions de la loi luxembourgeoise concernant l’impôt sur le revenu. À titre subsidiaire, la Commission estime que si l’accrétion sur Zora est déductible pour LuxCo 1, alors elle doit être à tout le moins taxable chez LuxCo 2. À ses yeux, la déductibilité de l’accrétion (chez LuxCo 1) et la non-imposition des revenus correspondants (chez LuxCo 2) sont, de toute évidence, des options qui s’excluent mutuellement.


ANTI-ABUS


Il est piquant de constater que la Commission va même jusqu’à invoquer, à l’appui de sa thèse, l’application de la mesure générale anti-abus contenue dans la loi d’adaptation fiscale luxembourgeoise. Qui imagine la Commission faire une analyse de notre mesure générale anti-abus?

La Commission vient ici purement et simplement substituer son analyse des dispositions fiscales luxembourgeoises à celle de l’administration fiscale grand-ducale. Elle frappe fort. Il est toutefois trop tôt pour semer la panique.

D’abord, il faut voir si la Commission campera sur sa position à l’issue de son enquête préliminaire. En dernier ressort, ce sera à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) de trancher la question de savoir si ces rulings octroient un avantage sélectif au profit de GDF Suez et non à d’autres opérateurs se trouvant dans une situation objectivement comparable (sociétés luxembourgeoises soumises à l’impôt des sociétés).

Les avocats du groupe français ne manqueront pas de soulever que les accords fiscaux litigieux font une application correcte des dispositions fiscales luxembourgeoises, et que d’autres sociétés luxembourgeoises placées dans les mêmes circonstances auraient bénéficié du même traitement fiscal sans ruling.

Une belle bataille juridique en perspective…

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