10/09/10

Le principe de tolérance appliqué à l’art de bâtir - Partie 2

IV. Responsabilité de l'architecte


L'architecte est investi d'un double monopole de conception et de contrôle de l'exécution, conformément à l'article 4 de la loi du 20 février 1939. A ce titre, l'architecte est directement concerné par le bon choix des matériaux puisqu'il les prescrit dans son cahier des charges et qu'il définit les performances à atteindre.

La responsabilité de conception qui pèse sur l'architecte sera appréciée différemment selon qu'il prescrit un matériau précis ou, au contraire, qu'il définit des performances à atteindre, en laissant le choix du matériau à l'entrepreneur ( ce qui a pour conséquence d'alourdir la responsabilité de ce dernier).


Il devra ensuite exercer un contrôle vigilant sur la mise en œuvre des matériaux dans le cadre de l'exécution des travaux.


Enfin, son devoir de conseil et d'information à l'égard du maître de l'ouvrage comporte les indications et renseignements complets et exacts en ce qui concerne les différents matériaux proposés à l'usage de la construction.

La responsabilité de l'architecte sera donc recherchée particulièrement pour les « vices fonctionnels » des matériaux càd chaque fois que le matériau est incompatible avec l'ensemble de la construction ( incompatibilité technique) ou lorsqu'il ne convient pas à l'usage ou à la destination convenue avec le maître de l'ouvrage ( incompatibilité fonctionnelle).

Ce domaine d'intervention connaîtra à coup sûr de nombreuses applications en matière de performance énergétique des bâtiments ( PEB) pour laquelle une approche et une analyse d'ensemble doivent être effectuées en fonction des performances légales à respecter mais aussi des objectifs éco-énergétiques visés par le maître de l'ouvrage et de son mode de vie.

Le mauvais choix du matériau incombe donc à l'architecte, sauf intervention de l'entrepreneur et en tout cas du sous-traitant spécialiste ou de l'intervenant conseiller en la matière.


On a cependant pu observer ces dernières années que l'évolution de la construction avait progressivement entamé le monopole légal de l'architecte ou, en tout cas, que de nombreux intervenants participaient aux tâches traditionnellement dévolues à l'architecte. Il y va notamment de l'ingénieur, des entrepreneurs sous-traitants spécialistes, mais également des fabricants.

Dans son célèbre arrêt du 3 mars 1978, la Cour de Cassation a consacré la licéité de la délégation de mission architecturale à des conditions toutefois précises : la limitation des obligations et de la responsabilité de l'architecte est fixée par la compétence et la formation de ce dernier. Il est responsable du bon choix des intervenants dans le processus de construction. Il conserve une responsabilité résiduaire et, en tout cas, l'architecte doit assurer la coordination de l'ensemble.
L'architecte doit interroger le fabricant concernant la nature du produit ou du matériau qu'il projette de faire mettre en œuvre, de même que sur ses performances et son adaptation à l'ensemble architectural et sur les conditions d'utilisation et d'entretien qui seront consignées dans le carnet d'entretien remis au maître d'ouvrage lors de la réception des travaux.

Il veillera naturellement à laisser une trace écrite de ses consultations.

Au besoin, il veillera à faire compléter l'information donnée par le fabricant ou le fournisseur (via les conditions générales et plans de pose) par une visite du fabricant sur place.

Jugé que le fabricant et vendeur professionnel de peinture qui prête son assistance lors de l'exécution des travaux, est responsable des désordres aussi bien pour avoir préconisé une peinture inadéquate que pour l'avoir laissé appliquer de façon inappropriéee ( Bruxelles 1er juin 1992 Juridat F 19920601-6)


Il veillera à ce que l'entrepreneur dispose d'une documentation aussi complète que possible pour réaliser une mise en œuvre sans surprise.


Il peut être utile, le cas échéant, d'inviter le fabricant ou le fournisseur à la fin des travaux à participer à la réception.


D'une façon générale, il appartient à l'architecte d'organiser et de décider l'intervention des fabricants et spécialistes car ceci fait partie de son obligation de coordination.
La responsabilité de l'architecte variera donc en fonction de la compétence de chaque intervenant pour prévenir et déceler le vice.

On peut regretter que, trop souvent, le fabricant reste confiné dans ses obligations et sa responsabilité de vendeur professionnel, alors qu'il est possible de l'impliquer davantage dans le processus de construction, notamment par les conseils qu'il est amené à donner.

A cet égard, contrairement à une opinion assez répandue, l'architecte devra se montrer attentif aux conditions de la commande passée par l'entrepreneur au fabricant, surtout lorsqu'il s'agit de matériaux complexes ou d'une mise en œuvre délicate. Si la seule obligation du fabricant ou du fournisseur consiste à vendre et livrer des matériaux tels que commandés par l'entrepreneur, sans autre intervention de sa part, il ne répondra que des vices intrinsèques du matériau.

Dans certains cas, il peut se révéler extrêmement utile d'informer le fabricant sur l'utilisation particulière que l'architecte ou l'entrepreneur se propose d'apporter au produit, de façon à vérifier, notamment, s'il est conforme à l'usage normal pour ce type de matériaux.

L'architecte, comme l'entrepreneur, peuvent ainsi utilement limiter leurs responsabilités à condition de prendre la peine de faire confirmer par le fabricant l'usage escompté du matériau en faisant confirmer par écrit que cet usage est conforme avec les caractéristiques du produit.

Le devoir de prévention et de légitime inquiétude qui fait partie inhérente du devoir de conseil du professionnel est nuancé et, le cas échéant, atténué par la circonstance que le cocontractant est lui-même spécialiste, en tout cas expérimenté dans sa branche d'activité, et qu'il lui appartient dès lors de requérir spontanément les informations utiles, a fortiori lorsque le fabricant ou le fournisseur est invité à se rendre sur le chantier pour y constater la situation et prodiguer ses conseils.

Une question particulière concerne la prescription par l'architecte, de matériaux ou procédés nouveaux.

La doctrine et la jurisprudence enseignent que, sous peine d'immobilisme stérile, il convient d'encourager ou à tout le moins autoriser les procédés innovants mais à certaines conditions :

1) l'architecte doit faire effectuer des tests et analyses par le fabricant ou le fournisseur, à défaut de normalisation du produit ; il doit se faire remettre une documentation aussi complète et objective que possible.
2) Il doit avertir le maître d'ouvrage et obtenir son accord préalable sur l'emploi du matériau ou procédé nouveau en attirant son attention sur les risques éventuels.
3) Cf. Liège 16 mai 1988 JLMB 1990-441

L'architecte pourra également appeler le fabricant en intervention et garantie ( cf Bruxelles 4 janvier 1991 RGAR 1993-12097).

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V. La responsabilité de l'entrepreneur


L'entrepreneur est responsable de l'exécution et, à ce titre, de la mise en œuvre des matériaux prescrits. Cette mise en œuvre doit donc s'exécuter conformément aux dispositions contractuelles confirmées par les documents techniques de base, et notamment le cahier des charges, mais également dans le respect des règles de l'art et des normes applicables.

L'entrepreneur est aussi responsable de la garde et de la conservation des matériaux jusqu'à la réception des travaux.

Le contrat par lequel l'entrepreneur fournit à la fois les matériaux et leur mise en œuvre a été parfois considéré comme un contrat mixte produisant les effets combinés de l'entreprise et de la vente.

Mais la jurisprudence constante et la majorité de la doctrine considèrent qu'il s'agit d'un contrat de louage.

L'action en réparation des vices de matériaux dirigée contre l'entrepreneur obéira donc au régime général de la responsabilité de l'entrepreneur de travaux ; le vice de matériaux est assimilé à un vice de construction.

L'entrepreneur pourra évidemment appeler en garantie son fournisseur ou le fabricant.

Le bref délai de l'art. 1648 C.Civ. court à partir du moment où l'entrepreneur est inquiété par le maître d'ouvrage, sauf naturellement s'il connaissait lui-même le vice avant d'être assigné par son client.

La réception des travaux ne libère pas l'entrepreneur de sa responsabilité quant aux vices cachés, même mineurs, qui affectent les matériaux.


La jurisprudence et la doctrine ont mis en exergue depuis fort longtemps que l'entrepreneur ne pouvait être considéré comme un exécutant servile et aveugle, surtout lorsque le cahier des charges définit des performances, laissant à l'entrepreneur l'initiative de déterminer les conditions de mise en œuvre et notamment le choix des matériaux..

Il est débiteur d'un devoir d'intelligence qui lui fait prendre une part active à la conception architecturale, a fortiori lorsqu'il s'agit d'un spécialiste, dans la sphère de sa spécialité.

Jugé que l'entrepreneur ne peut accepter la pose d'un matériau ( en l'occurrence des pierres de terrasse gélives) qu'après s'être renseigné sur ses particularités et avoir émis des réserves en obtenant une décharge de responsabilité , particulièrement lorsque le maître d'ouvrage n'est pas assisté d'un architecte ( Liège 25 juin 1996 ED 1997-222).

L'entrepreneur qui a été associé à la conception de l'ouvrage en procédant au choix des matériaux de remblayage, engage sa responsabilité décennale si ces matériaux se révèlent inadéquats en raison d'un vice intrinsèque caché. En tant que professionnel du secteur concerné, il ne peut pas invoquer l'ignorance invincible vu la gravité des vices ( Trib. Première inst. Liège, 23 février 2004, Juridat F-20040223-19).
Ainsi, la responsabilité de l'entrepreneur pourra être appelée de diverses façons à l'occasion d'un vice de matériaux : cette responsabilité sera principalement engagée en cas de défauts de mise en œuvre, mais également lorsque l'entrepreneur n'a pas réagi face à une conception erronée ou n'a pas pris la peine, notamment lors de la commande du matériau, de s'entourer de tous les renseignements et informations techniques utiles. On se réfère à la théorie du contrôle réciproque des fautes.

La jurisprudence et la doctrine considèrent que l'entrepreneur est en principe tenu d'une obligation de résultat ( notamment en ce qui concerne les vices intrinsèques des matériaux), tandis que l'architecte n'est tenu qu'à une obligation de moyens.

Pour un exemple de condamnation de l'entrepreneur sur base de l'obligation de résultat suite à l'éclatement de particules de calcaire présentes en surface sur des blocs de bétons (cf Liège 3è ch. 19 décembre 2005 JLMB 06/77).

L'obligation de moyens génère une responsabilité plus élastique avec une marge de tolérance laissée à l'appréciation souveraine du juge du fond qui se demandera quel aurait été le comportement du bon professionnel moyen placé dans les mêmes circonstances ( référence au « bon père de famille »).

Pour la confirmation d'une obligation de moyens dans le chef de l'architecte concernant la qualité des briques de façade : cf Anvers 1è ch. 23 mars 1994 ED 1997,228.

Tandis que l'obligation de résultat ne laisse pas de place à la tolérance : il suffit à la victime de prouver que le résultat promis n'est pas atteint pour engager la responsabilité du débiteur de l'obligation, quelques soient les efforts déployés par ce dernier, sauf cas de force majeure.


Cette distinction toutefois a tendance à s'estomper lorsqu'une exigence essentielle telle que la stabilité ou l'habitabilité normale n'est pas raisonnablement atteinte. C'est le tribunal qui décide en fonction des circonstances si l'obligation est de moyens ou de résultat ( Cass. 5 décembre 2002 Juridat F 20021205-11).


La responsabilité de l'entrepreneur pour vices de matériaux est fondée sur une aptitude à la découverte du vice ; cette compétence augmente avec la spécialité de l'entrepreneur ou de son sous-traitant.

Cette obligation se comprend toutefois dans des limites raisonnables ; ainsi l'entrepreneur pourra dégager sa responsabilité en prouvant la cause étrangère ou l'ignorance invincible du vice.

Sur la notion d'ignorance invincible, à propos d'ardoises de couverture présentant des nodules de pyrite : cf Liège 31 janvier 2002, JLMB 02/220. qui consacre l'obligation de garantie du fournisseur à l'égard de l'entrepreneur.

Un arrêt déjà ancien de la cour d'appel de Mons ( 8 octobre 1990 - JT 1991-584) exonère l'architecte et l'entrepreneur pour un problème d'humidité provoqué par la mise en œuvre de briques de mauvaise qualité ayant pour caractéristique d'absorber très vite l'eau, parce que, selon l'expert, le défaut de cette brique n'était pas connu au moment de la mise en œuvre et qu'elle était à l'époque considérée comme de bonne qualité ; l'ignorance était donc invincible au moment des faits.

Si le matériau est imposé par l'architecte ou le maître d'ouvrage ( notamment en marché public), l'entrepreneur ne pourra éluder sa responsabilité sauf s'il s'agit d'un vice fonctionnel du matériau. Même dans ce cas, l'entrepreneur reste tenu d'un devoir d'intelligence et de conseil qui lui inspirera de formuler des réserves, voire de refuser sa participation s'il y a risque de péril pour l'édifice.


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VI. Le promoteur


On ne peut passer sous silence les obligations et la responsabilité du promoteur immobilier.

La loi Breyne du 9 juillet 1971, en effet, dispose que les conventions de promotion « sont régies par les dispositions du Code civil relatives à la vente ou au louage d'ouvrage et d'industrie par suite de devis ou marché, sous réserve des dérogations prévues par la présente loi » (article 3).

Cela signifie que les obligations et la responsabilité du promoteur à l'égard de l'acquéreur seront celles, cumulées du vendeur professionnel d'une part, et du constructeur d'autre part (et à ce titre, le promoteur sera notamment tenu de la responsabilité décennale au même titre que l'architecte et l'entrepreneur).

Le promoteur engage par ailleurs une obligation de garantie de la bonne exécution de leurs obligations par tous les intervenants à l'acte de bâtir.


Sa responsabilité se superpose en quelque sorte et vient s'ajouter à celle des autres intervenants.


En ce qui concerne les vices de matériaux, on insistera en particulier sur la publicité que le promoteur diffuse dans le public par voie d'annonces, affiches, etc afin de vanter le projet immobilier.

Présenter un immeuble comme étant de très haut standing, pourvu d'une isolation acoustique supérieure, engage la responsabilité du promoteur par rapport aux promesses qu'il a ainsi formulées.

La jurisprudence se montre très attentive à cette obligation.

La publicité entre ainsi dans le champ contractuel pour définir les obligations du promoteur.


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VII. La tolérance


La construction n'est pas un produit fini ; la conception d'un projet immobilier et sa mise en œuvre sont des expériences à chaque fois unique, même si certaines opérations peuvent sembler répétitives.


C'est la raison pour laquelle, comme il a été rappelé ci-avant, le degré zéro défaut est impossible en construction.

En conséquence, des tolérances sont admises.


Comme l'écrit le CSTC dans son édition spéciale précitée, « les tolérances permettent de se prononcer de manière objective quant à la conformité d'un produit ou d'un ouvrage. La nécessité de les définir tient au fait que la perfection absolue est matériellement impossible. Des imprécisions peuvent en effet intervenir à chaque stade de l'acte de construire (écarts de fabrication, d'implantation, de mise en œuvre et de pose) ou de mesure, et donner lieu à des écarts par rapport aux dimensions souhaitées ».

Ces écarts, qui justifient la tolérance, doivent toutefois être mesurés le plus objectivement possible.

Cette objectivation commence lors du travail de conception : « afin d'éviter des discussions souvent stériles après la réalisation de travaux, il est vivement recommandé de définir au préalable les performances souhaitées en la matière par le maître de l'ouvrage. Le cahier spécial des charges devrait donc notamment indiquer de manière claire les documents auxquels se référer pour évaluer objectivement un produit ou un travail fini. La seule mention des documents de référence ne suffit pas toujours... Les phrases du type « le travail sera conforme aux règles de l'art » ou « le travail sera exécuté selon les normes en vigueur » sont bien entendu à éviter, ces mentions ne donnant aucune information précise quant aux exigences (écarts admissibles) » (CSTC, édition spéciale op cit).

Cette recommandation est très judicieuse ; une définition aussi précise que possible des performances et des objectifs à atteindre ( notamment en matière d'éco-énergie) constitue une référence indispensable pour apprécier les obligations et les responsabilités des constructeurs et notamment le degré de tolérance admissible.
Ceci permet de circonscrire la marge de manœuvre de l'entrepreneur, le seuil en deçà duquel on convient qu'il n'y a pas faute ou qu'il y a absence de dommage réparable.

En d'autres termes, le cahier des charges définit le champ contractuel de la revendication admissible en fixant la limite au résultat annoncé ou promis.
C'est parce qu'on ne peut confondre résultat et perfection que le constructeur pourra démontrer que son obligation a été correctement remplie et qu'aucune faute ne peut lui être reprochée ou que, s'il y a eu négligence fautive, elle n'entraîne pas un dommage excessif justifiant réparation.


Ensuite, des procédures de vérification des écarts dimensionnels doivent être prévues et réalisées au fur et à mesure de l'exécution et in fine, à la réception des travaux.


L'édition spéciale « Tolérances dans la construction » du CSTC n° 1/2010, trimestriel n° 25, 1er trimestre 2010, fournit une mine considérable de renseignements techniques permettant d'examiner objectivement les tolérances par domaine (gros-œuvre, étanchéité, couverture, menuiserie, vitrerie, plafonnage et jointoyage, revêtements durs de mur et de sol, peinture, revêtements souples pour mur et sol, enfin plomberie, sanitaire et industrielle).


Le CSTC rappelle que la norme NBN ISO 7976-1 est le document de référence pour le choix des instruments de mesure à utiliser lors du contrôle des ouvrages de construction et de leur mise en œuvre.

Nul doute que ce document de référence constituera un appui précieux pour les constructeurs, et en particulier pour l'architecte, mais également pour l'expert judiciaire, et en particulier lorsque celui-ci est invité par le Juge à donner un avis technique et motivé sur les responsabilités et imputabilités de l'état de choses constatées.


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