03/09/13

QUESTIONS POUR UN JURISTE D'ENTREPRISE

Pour cette interview de rentrée, nous avons eu le plaisir de rencontrer le nouveau Président de l'Institut des Juristes d'Entreprise, Monsieur Hugues Delescaille. A la tête du service juridique des Cliniques de l'Europe - une entreprise comme les autres, tient-il à souligner, de près de 2000 personnes- Monsieur Delescaille nous a reçu sur le tout nouveau (et superbe) site de l'hôpital Sainte Elisabeth à Uccle. L'occasion de faire le point sur ses engagements de Président et sa vision d'une profession jeune qu'il souhaite ardemment faire connaître et reconnaître.

Laurence Durodez (LexGo.be): Avant d'aborder vos responsabilités de Président de l'Institut des Juristes d'Entreprise, je souhaite faire un bref retour en arrière sur votre parcours d'étudiant. Vous avez étudié le droit à l'Université Catholique de Louvain. Est-ce qu'en entamant vos études de droit, vous aviez déjà une idée précise de la profession que vous souhaitiez exercer ?

Hugues Delescaille : En Humanités, j'étais très intéressé par tout ce qui touchait à la société au sens large et aux sciences humaines. Le droit est une excellente formation pour comprendre le fonctionnement de la société et ses rapports de forces. Je suis allé vers les études de droit dans cet esprit sans avoir en tête une finalité certaine. Je dois préciser que j'ai entamé le droit alors que j'étais en deuxième année de médecine. J'avais commencé la médecine un peu pour les mêmes raisons. Ce n'est pas ce qui m'a motivé pour travailler dans le secteur hospitalier, même si cela m'a certainement influencé puisque j'ai continué à fréquenter les étudiants en médecine. Je les voyais fonctionner et je me suis interrogé sur cette entité qu'est l'hôpital. J'y ai travaillé pendant mes congés scolaires comme job d'étudiant. J'ai découvert un secteur très organisé avec ses particularités. Ce fut l'occasion de rencontrer un juriste travaillant en milieu hospitalier et d'approfondir le sujet par mon travail de fin d'études. J'ai ensuite poursuit dans cette voie en décrochant un certificat universitaire en gestion hospitalière.

LD : Travailler dans le secteur hospitalier, signifie-t-il que le juriste ne s'intéresse qu'à la réglementation spécifique du secteur médical, ou doit-il être aussi et avant tout un généraliste du droit ?

HD : Le juriste d'entreprise en secteur hospitalier partage de nombreux points communs avec ses collègues d'autres secteurs.

Il ne faut pas avoir de tabou. Les hôpitaux sont des entreprises d'intérêts collectifs avec toutes les contraintes de l'entreprise. Ils fournissent des services -les soins -. Ils sont dotés d'organes de décision, ont des contraintes budgétaires et légales, connaissent des négociations syndicales, etc. La particularité du secteur hospitalier est l'absence d'actionnaires. Il est, en effet, interdit en Belgique de se constituer en société pour exercer l'activité hospitalière. Il n'y a donc que des stakeholders c'est à dire des personnes intéressées par le fonctionnement de l'entreprise, principalement le personnel, les médecins et les patients. Notre différence est donc de ne pas rémunérer d'actions et de ne pas vendre de produits. Mais, il s'agit bien d'une entreprise à part entière même si on parle de secteur « non-marchand ». Le terme de « à profit social » ou «d'intérêt collectif » me paraît d'ailleurs plus adéquat.

Mais, il est exact que dans le secteur hospitalier les valeurs humaines restent très présentes dans le sens donné au travail. Une de mes collègues lorsqu'elle traite un problème juridique, se raccroche toujours à l'idée que nous avons pour vocation première de soigner les personnes. Ceci ne doit pas tout justifier, mais peut expliquer le sens de la démarche.

LD : S'agissant de déontologie, est-ce que le fait de travailler dans un secteur fortement empreint de déontologie, vous à aider à en mesurer l'importance dans votre propre activité professionnelle ?

HD : Le secret professionnel tel que défini en Belgique se fonde essentiellement sur les professions de santé. Le médecin (ou toute autre profession paramédicale) ayant obtenu des informations dans le cadre de ses activités ne peut pas les révéler. Il s'agit d'un but d'intérêt public. Le patient doit en effet pouvoir se confier valablement à son médecin avec tout son contexte social et son parcours de vie pour pouvoir être bien soigné.

Pour le juriste d'entreprise, c'est la même chose. L'entreprise doit pouvoir expliquer le plus largement et le plus ouvertement ses problèmes au juriste d'entreprise afin qu'il puisse apporter des solutions. Le juriste d'entreprise sera donc tenu au secret professionnel : il ne pourra pas révéler ce qu'il a appris, ni l'avis qu'il a donné. Tout ce que l'entreprise lui aura dit, de même que les éléments ayant servi à fonder son avis ne pourront pas être retournés contre elle. C'est essentiel. La confidentialité pour les juristes d'entreprise est exprimée par l'article 5 de la loi de 2000 qui a créé l'Institut. C'est le fondement de notre profession et il doit être respecté par tous.

Pour garantir le respect des règles de déontologie, l'Institut organise la formation du juriste d'entreprise tout au long de sa carrière. Avoir un diplôme universitaire n'est pas tout. Après, il faut continuer à se former et à acquérir des connaissances. L'Institut donne à l'intention de ses membres, outre une formation obligatoire en déontologie, de nombreuses formations dans différentes matières juridiques. Il assure également des formations non juridiques, dont l'objectif est d'apprendre à vivre au sein de l'entreprise, et donc à acquérir des capacités de négociation, d'écoute, de résolution des conflits. Approfondir les connaissances juridiques et donner des outils pour bien comprendre l'entreprise, c'est le rôle de formation de l'Institut. Au-delà de la déontologie, l'Institut veille à la promotion de la profession et au respect de la confidentialité.

LD : Dites nous en quoi consiste exactement le legal privilege. Quels en sont les contours et quelle est sa finalité pour l'exercice de la profession de juriste d'entreprise ?

HD : Le secret professionnel est essentiel à notre profession. Il permet au juriste d'entreprise de conseiller en toute confidentialité son entreprise en obtenant du chef d'entreprise toutes les informations nécessaires pour rendre un avis adéquat. La confidentialité a été accordée aux avis des juristes d'entreprises parce qu'il poursuit un but d'intérêt collectif, en veillant à la bonne application du droit au sein même du tissu économique et social.

Le secret professionnel n'est pas une immunité pour le juriste d'entreprise : il reçoit simplement des informations confidentielles qu'il ne révèle pas, même s'il s'agit d'informations sur des éléments « peu glorieux ». L'entreprise peut par exemple craindre d'avoir enfreint des règles qui s'imposent à elle. Elle va alors consulter son juriste afin de se remettre de façon appropriée en accord avec les règles de droit, et ce sans que cette démarche ne puisse se retourner contre elle. C'est fondamental. La confidentialité n'est pas une sorte de secret qui ferait du juriste d'entreprise la black box par le biais de laquelle l'entreprise tenterait de frauder ou d'avoir des comportements indélicats. D'ailleurs, l'IJE a un règlement de discipline fixé par arrêté royal et un code de déontologie. Toute personne qui enfreint les règles de la profession peut être sanctionnée voire exclue, ceci sans compter les éventuelles poursuites judiciaires. Il faut savoir qu'il existe au sein de l'Institut des commissions de discipline présidées par des magistrats.

LD : Depuis le 1er janvier 2013, vous êtes le Président de l'Institut des Juristes d'Entreprise. C'est un engagement professionnel fort qui a dû faire l'objet d'une réflexion personnelle importante. Que signifie pour vous le fait d'avoir décider de prendre les rênes de l'Institut ? Qu'est-ce qui a motivé votre démarche ?

HD : Lorsque j'ai commencé à fréquenter et à rencontrer des juristes d'entreprises au sein de l'Institut, j'ai découvert qu'à travers la diversité de nos entreprises et de nos secteurs, il y a avait un élément fondamental commun à notre profession : la capacité de réagir très vite, de conseiller au quotidien l'entreprise afin de la rendre plus efficace, de veiller à sa protection et à sa défense.

Apporter une compétence juridique à l'entreprise, c'est vrai pour tous les secteurs d'activités. Le juriste d'entreprise va aider son entreprise à être plus performante en lui amenant ses compétences juridiques. Contrairement à d'autres professions juridiques, il le fait non pas par la mise en évidence du texte ou la rédaction de longs textes compliqués, mais par des notes, des avis, des conseils délivrés très rapidement pour que l'entreprise continue à être la plus efficace possible.

Je voudrais revenir sur la grande diversité de notre profession et rappeler que le statut de juriste d'entreprise est ouvert aux juristes travaillant sous contrat de travail et sous statut public. Pour pouvoir être admis au sein de l'Institut, ils doivent consacrer la majorité de leur activité professionnelle à conseiller leur entreprise ou les entreprises de leur fédération. L'exercice de la profession est également très divers. Il y a beaucoup de solo-juristes, mais aussi des services juridiques de petite et moyenne taille, pour atteindre plus de 50 personnes au sein des multinationales! Enfin, il faut savoir que le juriste d'entreprise n'est pas que juriste d'entreprise. Certains d'entre-eux sont par ailleurs professeurs d'université, médiateurs, arbitres, ou encore magistrats consulaires. Ils peuvent également être secrétaire général, siéger au conseil d'entreprise, dans des commissions paritaires.

Malgré cette diversité, nous avons un point commun : s'adapter et vivre avec l'entreprise, éviter tout juridisme, écarter l'autojustification de la fonction et s'ouvrir aux autres départements pour apporter des solutions dans le domaine juridique.

Tout ceci, je l'ai fortement ressenti.

De plus, notre profession est encore jeune, et parfois mal connue. Ma motivation est aussi de continuer à faire connaître cette profession. Quand on entre en droit à l'Université, parmi les professions juridiques, on a en tête avocat, notaire, huissier, magistrat ou encore journaliste. Mais on ne pense pas assez ou pas assez vite au juriste d'entreprise, une profession de l'entreprise, totalement insérée dans la vie économique du pays.

LD : Justement, comment envisagez-vous de faire mieux connaître cette profession ? Et auprès de qui ?

HD : Il y a plusieurs directions. Tout d'abord, il faut certainement la faire connaître aux dirigeants d'entreprises, aux CEO, aux administrateurs. L'Institut est en contact avec des organisations patronales ou réunissant des administrateurs de sociétés. Notre objectif est que les décideurs réalisent que la contrainte légale existe et qu'elle doit être envisagée au sein de l'entreprise par un spécialiste, le juriste d'entreprise. Le slogan de notre profession est d'ailleurs « Legal insight, Inside ».

LD : Cela signifie-t-il qu'en Belgique les entreprises ne connaissent pas très bien l'existence de la fonction de juriste d'entreprise ? Ou, alors l'entreprise ne reconnaît-elle pas la nécessité d'avoir un juriste en interne ?

HD : Non, les entreprises reconnaissent parfaitement cette nécessité. Les juristes sont arrivés dans les entreprises, il y a une cinquantaine d'années. Mais, notre profession n'est légalement reconnue d'intérêt général et n'a un véritable statut légal que depuis 2000. A côté d'autres fonctions juridiques qui ont des dizaines voire des centaines d'années d'existence, nous sommes une profession jeune, comme je l'ai déjà souligné. Personnellement, je ne me plains pas du statut du juriste d'entreprise. Mais, mettre un nom, faire connaître et reconnaître de manière positive et réelle la profession est fondamental. Nous devons montrer que le juriste d'entreprise est quelqu'un d'efficace, qui offre des solutions et est tourné vers le business qu'il soit économique ou social.

LD : S'il est important que les dirigeants d'entreprises connaissent mieux la profession de juriste d'entreprise, vers qui l'Institut doit-il encore poursuivre ses efforts pour être mieux connu ?

HD : Certainement vers le monde académique. Les étudiants connaissent peu ou mal notre profession. Aussi, très prochainement, nous allons rencontrer les doyens des différentes facultés de droit en Belgique pour leur parler de l'Institut, de ses caractéristiques, et de la profession. Nous souhaitons qu'ils parlent de nous lors des journées portes-ouvertes ou des jobs days, ceci d'autant plus que nous pouvons servir d'intermédiaire pour des stages étudiants. Au sein d'un service juridique, l'étudiant peut découvrir les différents secteurs de l'entreprise. Il a ainsi une vision très claire de la manière dont l'entreprise fonctionne et dont les décisions se prennent.

Nous devons également nous faire connaître du monde judiciaire. C'est très important puisque lors d'une décision de justice, les avis du juriste d'entreprise devront être écartés puisqu'ils sont couverts par la confidentialité, comme je le mentionnais précédemment. Le monde judiciaire doit donc connaître cette profession juridique qui ne fréquente pas le palais mais qui pourtant a un rôle à jouer dans la manière dont la justice est envisagée en Belgique. Nous sommes en effet les premiers utilisateurs de ce qui est mis en œuvre au niveau de la justice. Nous devons renseigner nos entreprises pour pouvoir leur expliquer combien de temps va durer un procès, quels sont les risques, quelles sont les sommes à provisionner etc. C'est pourquoi, nous avons pris contact avec les autorités afin qu'il soit tenu compte plus largement de notre profession dans l'organisation de la justice.

Enfin, nous devons aussi nous faire connaître et reconnaître par le monde politique.

Ces différentes voies rejoignent toujours la même idée à savoir que nous sommes une profession juridique jeune, mais qui ne doit pas hésiter à se mettre en évidence pour se faire connaître !

LD : Faire connaître et reconnaître la profession, est un élément important de votre engagement. En acceptant ce mandat, vous deviez également avoir à cœur de réaliser ou de poursuivre certains chantiers au sein même de l'Institut ? Pouvez-vous nous en parler ?

HD : Comme vous avez pu le constater, je suis très attaché à la formation. Nous en avons déjà parlé. Au-delà des formations juridiques ou en déontologie, l'Institut a développé un programme de formation en matière de management et de soft skills c'est à dire tout ce qui est nécessaire à la vie en entreprise et/ou à se rendre plus efficace tels que la connaissance des langues étrangères, les techniques de négociation, la comptabilité ou le management. Il me paraît essentiel de poursuivre dans cette voie.

Je souhaiterais également mettre en place une sorte de bibliothèque électronique de nos Best Practices. Au sein de l'Institut, nous avons instauré des groupes de partage d'expériences et de réflexion sur différents thèmes. J'aimerai qu'une fois que ces groupes se sont tenus, pourvoir formaliser les conclusions et les mettre à disposition de nos membres à travers une bibliothèque électronique facilement accessible.

Le partage de document est un autre point qui me tient à cœur. Même s'il existe des services payants - que nous ne souhaitons pas concurrencer- il s'agit de mettre en place pour les membres de l'Institut un partage de documents vérifiés et validés par une commission académique ou de contrôle.

Enfin, j'aimerais aussi que nous soyons plus présents en matière de veille juridique. Nous devons y être attentifs pour pouvoir réagir aux législations en préparation et être proactifs pour obtenir et proposer des éléments de réflexion au législateur.

Ce sont principalement ces différents chantiers que je souhaiterais privilégier pendant mon mandat de Président, dont j'étudie la mise en œuvre avec tous les membres de notre conseil, de notre bureau ainsi qu'avec tous ceux qui s'impliquent dans la vie et le fonctionnement de notre Institut. Veiller à préserver la haute qualité de notre journée d'étude annuelle, « La Journée du Juriste d'Entreprise », dont l'édition 2013 se tiendra le 21 novembre prochain et analysera l'influence des droits étrangers sur le droit belge, me paraît également essentiel.

Contact:

h.delescaille@cliniquedeleurope.be

www.ije.be www.ibj.be

www.europehospitals.be

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